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 Le long temps d'à la bonne heure 


Longtemps je me suis couché de bonheur, seul dans mon petit lit douillet, emmitouflé sous mes draps et couvertures, la tête sur l’oreiller tandis que la lampe sur le tas de livres empilés restait allumée.

Sur le dos je m’étirais alors comme un chat de tout mon long et me tortillais telle une anguille à l’agonie dans ses derniers soubresauts, me laissant envahir par une sensation lascive et un plaisir confortable aussi fugace qu’irrépressible.

La tension de tout mon corps retombée, je restais immobile telle une momie voire inerte comme une plante verte, ne laissant que le rythme ralenti et imperceptible de ma respiration me bercer.

Puis j’ouvrais les yeux sur le plafond blanc lézardé de quelques éclairs, tendais le bras pour éteindre la lumière et l’obscurité se révélait à moi aussi soudaine qu’absolue.

Les paupières closes, je me laissais aller à l’apesanteur relative de la position allongée, mes pieds et mon crâne alignés sur un même plan, prêt au décollage du sommeil, paré pour le voyage au pays des rêves.

Je me mettais sur le côté, le visage enfoui de profil dans l’oreiller et inexorablement l’inconscient prenait peu à peu possession de ma conscience. Je sombrais tantôt et la vague intemporelle d’une nuit comme éternelle m’engloutissait quasi instantanément.

Mais à la vérité je n’oubliais rien de mes jours passés et de ma vie perdue. Au contraire ma mémoire archaïque ou archétypale, je ne sais trop, jouait avec les images et les mots lus et entrevus dans la journée, ces derniers temps et même bien avant, gravant les souvenirs et suivant le continuum de mon destin sur le miroir de son parchemin.

Je me souvenais par moments du reflet de cette lumière sur la rétine de mon œil mental, défilant à une vitesse fulgurante en une myriade de scènes multicolores, un palimpseste holographique aux effets et aux sensations tout aussi tangibles mais plus fantastiques que la réalité.

Cependant des bribes de bric et de broc s’incrustaient plus nettement et de façon plus persistantes dans le filet de mon esprit éveillé : la vue d’un rebord de fenêtre où les mains d’un homme et d’une femme côte à côte se frôlaient avec une sensation de toucher proche du ravissement. Une autre fois une impression de suffocation à me débattre sous l’eau ou dans le vide lors d’un cauchemar qui me hante depuis et que je redoute encore lorsque je me rends compte que je dors sur le dos, et celle plus merveilleuse quand au début de la vision je bats laborieusement des bras comme un manchot pour enfin décoller dans les airs, m’envoler assez haut et planer au dessus de paysages et de montagnes tel un condor aux ailes déployées, maître du ciel filant heureux comme un ange majestueux.

Nombre de ces images et émotions nées de mon imagination constituaient la partie immergée de mon iceberg cérébral, ne laissant poindre et deviner que des soupçons de fantasmes et des parcelles de pensées dans ma conscience et mon quotidien.

Chaque jour je me levais de bonne heure, quasiment aux aurores.

Le réveil se déroulait plus ou moins avec douceur et réticence, me prenant soit par surprise ou en plein rêve suivant la durée de ma nuit et la fatigue liée à mon état physiologique.

Mais ce matin, lorsque j’émergeais de mon sommeil, la nuit me paraissait avoir été beaucoup plus courte que d’habitude, les images inconscientes qui restaient accrochées à ma conscience vaseuse étaient floues et méconnaissables. J’étais fatigué, mon organisme n’avait pas récupéré de la veille. Mes draps et couvertures semblaient avoir glissés et être tombés par terre, je n’en sentais plus le poids sur mon corps ni le cocon réconfortant. Même le matelas du lit paraissait dur comme de la pierre, mon dos et mes membres étaient ankylosés et ne bougeaient guère, ma tête endolorie et légère comme une bulle de savon ne reposait plus sur son oreiller.

Et c’est lorsque j’ai ouvert les yeux que le soleil dans le ciel m’est apparu en pleine face, le plafond de ma chambre et le toit de la maison ayant tout bonnement disparu. Déboussolé, j’ai voulu me lever, trop vite apparemment car le vertige m’a envahi et ce fut le trou noir.

Peu après, ayant recouvré mes esprits, je me voyais flotter telle une plume, une fleur ou une poussière dans le vent. Je me déplaçais dans un cimetière et à n’en pas douter, c’était les allées et les tombes innombrables du Père Lachaise à Paris.

Je pouvais lire les noms sur les sépultures, entendre les corbeaux croasser, les voir voler ainsi que les chats marcher à pas feutrés. L’un d’eux me regarda en passant puis s’en retourna. Je le suivis. Il s’allongea sur une dalle de marbre noir. Celle où été inscrit le nom de Marcel Proust.

Aussitôt une phrase de son œuvre s’est imposée à moi, comme un automatisme : « Longtemps je me suis couché de bonne heure… » ou de bonheur, j’hésitais, je ne savais plus…

A cet instant je compris une chose ; mon étrange réveil, le cimetière, les corbeaux, le chat, je ne rêvais pas, j’étais bel et bien mort, tout du moins mon corps. Seule mon âme, ma mémoire, ou quelque chose d’autre, que sais-je, se rappelait des lambeaux de mon existence passée mais pour combien de temps encore. Abasourdi et serein, je restais au pied du tombeau de l’écrivain, méditant sur cette vie sans lendemain.

Le bonheur, c’est donc d'être à la bonne heure  ?


NB : le début du concours de nouvelle devait débuté par le fameux incipit d'à la recherche du temps perdu de marcel proust, "longtemps je me suis..."

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