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 Si près du rêve et de la lune 


- Si près... ( soulagement ) aahh ! Mais où est-il parti ?

- Vous ne l'avez donc pas vu, vous ne l'avez pas vu s'enfuir.

A la place de l'Absent,
au carrefour de la rue Temporelle et de l'avenue Silencieuse,
se trouvaient deux hommes, assis l'un à côté de l'autre
sur un banc de jardin public planté là.

Abraham le sage, les mains posées sur ses jambes, se tenait à droite
de Vladimir le magicien, les siennes dans ses poches
comme s'il voulait en sortir quelque chose.
Malgré le froid et la neige qui se frottaient à eux,
les deux vieux ne se rapprochaient guère l'un de l'autre,
comme pour se réchauffer, sentir la chaleur du corps voisin près du sien.
Non, il se tenait entre eux un écart, une distance,
juste de quoi y mettre un autre personnage.
Dans le cas présent, celui qui n'était pas là,
celui qui s'était semble-t-il enfui vers je ne sais quel horizon.
Non, je ne sais pas moi-même où.

- Aussi loin que je me souvienne reprit Abraham, je n'ai jamais vu
de neige par ici, elle me paraît nouvelle et trop fraîche.

- Vous vous souvenez quand même, c'est déjà cela.
Mais il est une chose certaine, c'est que le temps aujourd'hui
ne se veut pas de la partie.
Il semble avoir abandonné les nuages, juste au-dessus de nous.

- Et vous ne pouvez pas les faire disparaître, Vladimir le magicien ?

- Non, il me semble que depuis ce matin une partie de mes pouvoirs
m'a abandonnée. Il me manque quelque chose

- Quoi donc, vous aussi ! Je vais vous faire une confidence cher Vladimir,
depuis le lever du soleil et jusqu'à maintenant,
j'ai la vertigineuse impression de n'être plus moi-même,
je ne suis plus sage.


Sur ce constat d'échec, l'obscurité tomba littéralement sur le jardin.
Les nuages blancs ne pouvaient plus cacher la nuit.
Les flocons de neige se firent plus rares,
moins pressés de se coucher enfin sur le sol.
Flottement, espacement, en silence.

Provenant de l'ombre, là au milieu des arbres,
une silhouette s'avança sur le sentier
en direction des deux hommes assis sur le banc.
A la manière d'un flocon, le spectre ressemblait à une dame lune,
sortant à l'heure de fin de journée
pour accomplir sa promenade quotidienne dans le jardin
qui lui, le soir venu, se repliait sur lui-même,
dans un mystérieux linceul nocturne,
comme pour s'endormir.

La silhouette passa devant Abraham et Vladimir songeurs.
Elle arriva d'un côté pour s'enfuir vers l'autre.
Nul doute qu'elle avait simplement suivi le battement d'oeil des deux êtres.

- Je ne sais pas si c'est vous ou si c'est moi,
mais il me semble que l'atmosphère se charge d'étrangeté,
non pas un malaise mais presque au contraire une sorte d'oubli,
celui d'un rêve qui s'efface au fur et à mesure
que l'on se réveille et que l'on y pense.

- Oui peut-être. Comme si on ne savait plus à quel endroit nous étions.
Mais nous sommes là pourtant, dans ce jardin...

A l'étincelle des premières étoiles qui commençaient à voir
la nuit sur la terre,
s'allumant de-ci de-là entre quelques nuages,
une procession d'ombres encore mal définies se profilait au niveau
du sentier mais de l'autre côté de la petite étendue d'eau
qui ce soir semblait ne rien refléter,
ni la lune sur son passage, ni les quelques reflets plus sombres
des branches d'arbres qui se posaient ou qui pendaient
au-dessus de son miroir, sans aucune faille et sans aucune ride.

Seul le chant incantatoire du cortège semblait faire vibrer l'air de la place.
Combien étaient-ils ? Aucune idée. Peut-être dix ou trente personnes
marchant en compagnie serrée, chaque mouvement du groupe
semblant provenir d'un long manteau à capuche
qui faisait corps et masse avec le reste du troupeau.

Vladimir et Abraham n'entendirent d'abord que la longue mélopée
qui s'échappait au-delà de leur champ de vision puis aperçurent,
ou plutôt soupçonnèrent le cortège de l'autre côté de l'étang.

Vladimir à Abraham, d'une voix discrète :
- Vous n'avez jamais remarqué à quel point ils sont si ponctuels
à la même date de chaque année.
Ils semblent être dotés d'une horloge rituelle
des plus précises et des plus millénaires.

- Oui, cela du moins je m'en souviens, même si l'événement
n'arrive qu'une fois par an.
Quel que soit le climat, ils sont toujours au rendez-vous.
Pourtant aujourd'hui leur présence semble réchauffer l'atmosphère
d'une façon quelque peu plus intense. Vous ne trouvez pas ?
Comme s'il y avait plus d'énergie et de ferveur qui s'en dégageaient.
Mais il est vrai que cela demeure chaque année
une belle prière et une belle cérémonie.
J'en éprouve toujours une grande satisfaction.

En parlant ainsi Vladimir et Abraham se levèrent pour suivre
des yeux le cortège quasi invisible qui se dirigeait à présent
sur un chemin non officiel, transversal au sentier battu,
qui s'infiltrait dans la noire profondeur des arbres et du taillis,
au vestibule frontalier des plus inquiétants mais des plus
envoûtants aussi, appel portique d'un lieu à l'autre
où le troupeau hypnotique s'engouffrait.

Le chant résonnait maintenant dans les troncs d'arbres, le souffle invoqué
se suspendait sur les branches nues, la mélopée s'éloignait du seuil où
Vladimir et Abraham s'étaient arrêtés, attentifs aux dernières notes
du cortège complètement invisible à présent.

En essayant de regarder au travers, ils ne purent voir
que la noire atmosphère qui se peignait dans le bois,
là au sein même du tableau porte.

Vladimir :
- (silence) On ne les entend plus.

Abraham resta muet.
Il engouffrait son seul regard dans l'espace devant lui.
Espace captateur, calme conquérant dans l'enceinte même de ses yeux,
sur la place irisée et déjà noire de sa victime.
Abraham resta muet.

La seconde d'après, l'esprit vaporeux du vieux sage glissa de son corps,
quitta l'enveloppe charnelle.
Cette dernière s'en allait de ses ultimes battements et secousses physiques
sur un rocher situé tout près du spectre né.
Assise dessus, prenant une pose de penseur.

La mélopée évanouie, Vladimir pensait qu'elle n'avait été qu'illusion,
il s'interrogeait sur la véracité et réalité ou non de l'apparition.
Il ne pouvait pas croire qu'elle avait disparu.
En fait, seule sa propre chair à lui disparue,
elle abandonna sa seule raison de vivre,
l'âme, qui ne chercha pas plus loin pour glisser de ce corps évanoui,
rendu invisible en un souffle d'instant, comme par magie.

Vladimir et Abraham, nus comme à leur naissance,
s'engouffrèrent à leur tour sous la voûte boisée,
leur esprit ondulait entre les arbres et au-dessus du sol
mais ils ne virent pas la silhouette qui les suivait du ciel
(à présent pur et sans voile cotonneux)
avec une lanterne lunaire au bout du bras.

Ils s'égarèrent et ne purent trouver le chemin qui conduisait au sanctuaire.
Ils ne prêtèrent pas attention à la mainmise du lieu même où ils étaient,
n'aperçurent pas le triomphe de l'élévation au-dessus d'eux.
Errant dans une hypnose post-mortem,
propice à quelques souvenirs entrecoupés de vide, d'absence, de calme...

Les colonnes écorcées s'allongeaient dans le noir plafond de la nuit,
leurs derniers rameaux soutenaient de leurs minuscules bourgeons
le firmament triomphant.

Au sol, un tapis d'une pureté blanchâtre était incrusté
de terre et de branches mortes
qui appelaient de-ci de-là à respirer l'air supérieur.
La couverture s'empreintait des pas de Vladimir et Abraham immobiles
sur ce sol lunaire de neige,
ils contemplaient à présent le triomphe de l'élévation,
le palais des racines, de l'air et du paradis édénique.

Soudain, de derrière une colonne se profila une longue robe
immaculée, brodée d'or fin,
revêtant du cou jusqu'aux pieds une pythonisse aveugle,
aux longs cheveux éventaillés autour de la tête,
parure auréolée de son visage masqué qui ne laissait entrevoir
que les paupières closes et les lèvres blessées
d'où s'échappa un souffle expiré : " continuez... ",
indiquant par là d'un gestuel doigté un rideau de fleurs
accroché un peu plus loin dans le vide.

Dessous, en guise de seuil, se tenait à l'horizontal
une pierre tombale naturelle
sans aucune cicatrice ni ride temporelle, vierge de toute inscription.

Abraham et Vladimir en suivant le mouvement de la prêtresse voyante
arrivèrent au pied du rideau de fleurs,
mais pour passer au travers et par derrière,
chaque fleur devait être effeuillée, chaque pétale
devait recouvrir l'un après l'autre la pierre foulée.
A chaque prélèvement, à chaque déchirure, le voile floral et parfumé
laissait entrevoir un fragment de ce qu'il cachait.

Abraham et Vladimir cueillaient feuille après feuille,
abandonnant ce qu'ils sacrifiaient
sur la pierre tombale qui peu à peu se recouvrait,
se tapissait pour ne plus leur laisser que des jambes
dont les pieds avaient disparu sous l'humus nouveau.
En écartelant ainsi chaque calice de chaque fleur,
les deux voyeurs écartèrent le rideau naturel
et jetèrent leurs yeux par derrière.

Devant eux, il y eut tout d'abord inondation de lumière,
immobilité, immanence de chaleur qu'aucun souffle ne venait perturber.
Puis se dessinèrent comme sur un palimpseste illuminé et transparent
une multitude de sons et de couleurs, enivrante d'absolu et de pureté
qui ne laissa pas les deux hommes près de la porte mais qui les accueillit
d'une béante béatitude, qui les enveloppait comme telle,
s'en gorgeant même, au plus profond d'elle,
au fond de la longue allée
qui s'ouvrait de la porte déflorée.

Les deux âmes qui semblaient perdues ne le furent jamais en vérité,
cela avait l'apparence d'une chute, en avait les mêmes proportions,
c'est-à-dire engouffrantes,
mais il s'y conservait toujours l'idée d'une quête quoi qu'il advienne.

Au bout du gouffre couloir spatialisé et sans cesse étincelant,
ils arrivèrent enfin.
Ils furent pris en main par l'hôtesse et la gardienne au front d'argent,
qui tenait sur sa tête la lanterne lunaire.
Elle les guida sur les marches ridées de son frontispice millénaire
pour qu'ils s'accrochent, le sage et le magicien,
aux mèches cométaires de sa chevelure morte et phosphorescente.

Abraham et Vladimir, ou tout du moins ce qu'il en reste, atteignirent
bientôt la couronne culminante de l'édifice, celle que l'on appelait la Voie,
qu'un certain dieu avait bien voulu poser au dessus de l'humanité,
maternelle majesté lactée visible et vivante,
et que les deux hommes pouvaient à présent toucher
de leurs mains vaporeuses.

Au centre de la couronne resplendissante de pureté,
au-dessous du plafond noir impérial piqué d'astres minuscules,
phares dans un océan trop grand pour avoir de limites,
signes pourtant d'autres lumières,
qu'elles soient sources ou reflets,
rassurantes et mystérieuses,
se trouvaient donc, au sein d'une danse sacrificielle,
les êtres qui formaient quelque temps auparavant
le cortège que Vladimir et Abraham avaient rencontré
et qu'ils retrouvaient alors.

Chaque danseur s'éparpillait en un rythme et geste des plus endiablés
mais avec une telle harmonie mouvementée qui déambulait de l'avant
et qui cadençait le reste du groupe,
qu'il n'était pas possible d'ignorer le caractère
incantatoire et spirituel de la cérémonie.
comme dans un rêve.
Ainsi, le sanctuaire se trouvait à nouveau éveillé ;
De son centre, là où les pas de danse étaient les plus forts,
se dégageait une chaleur et un échauffement de lumière
qui faisaient vibrer l'air.

Le souffle des danseurs et leur énergie gestuelle ranimaient
inlassablement le foyer incandescent
où, tout autour, s'échappaient quelques flammes ondulantes
allumées dans le halo échauffé pour disparaître aussitôt,
éclairs enflammés qui s'élevaient vers le ciel.

En dévalant les quelques marches marbrées qui s'agençaient
dans la pierre couronnée,
Vladimir et Abraham, tels deux visiteurs dont l'émerveillement et le silence
conduisaient les pas, atteignirent bientôt le coeur du sanctuaire,
là où les membres de la tribu accomplissaient le rite.
comme dans un rêve.
Le sacrifice qui était alors à l'oeuvre se préparait,
s'organisait sans laisser paraître aucune inquiétude,
aucun affolement parmi les individus concernés.
Chacun allait de sa propre dynamique de transe
mais tous appelait à l'harmonie unité au sein de la cérémonie.
Et toujours en silence.

Seule la cadence frénétique osait laisser entendre une clameur spirituelle
des plus intenses et des plus simples.
Battement cardiaque qui semblait germer du sol
au contact des corps mouvementés,
ceux-là même dont la seule immobilité se trouvait dans le regard,
yeux grands ouverts et fixes où la pupille avait pris le dessus sur l'iris,
l'envahissant de sa couleur nuit noire,
à voir ainsi un reflet ou une source globulaire
de l'alentour univers.

Les deux nouveaux venus s'engagèrent parmi les danseurs
qui après avoir mesurés le rythme et la condition des deux étrangers
en les contournant de la tête aux pieds, formèrent un cercle,
une ronde tournante comme le monde autour d'eux.
comme dans un rêve.
Le sacrifice en lui-même et pour lui-même pouvait alors enfin commencer.
Et il ne fallut pas longtemps pour que les deux victimes soient installées
sur le double trône dos à dos qui apparut là
au coeur de la lueur appelée et échauffée,
guère plus de temps pour qu'ils s'immobilisent
après le long voyage qu'ils avaient accompli jusque là,
chacun dans sa position favorite, Vladimir les mains
dans les poches de son costume translucide
et Abraham, les siennes sur ses jambes décharnées enfin recueillies.

Leurs bourreaux car il faut bien les appeler ainsi,
se prosternaient à leurs pieds
par respect et non par adoration, par louange et non par peur.
Et peu à peu, l'écho de leurs mouvements et actions venait se répercuter
sur la place prise par les deux sacrifiés.
Echo qui, après avoir imprégné les deux corps assis,
en y laissant une empreinte, un souvenir dans le creux des âmes
trop attentives car trop ensorcelées,
s'épancha du double trône, laissa couler encore beaucoup d'encre
et de sang sur le sol jusqu'à inonder la terre lunaire
et assouvir enfin les bourreaux assoiffés de nouvelles âmes.
comme dans un rêve.
Les deux formes évanescentes s'assoupirent sur les trônes de pierre,
chacune ayant fermée les yeux pour ne pas voir le sacrifice agonisant
qui avait lieu devant eux, pour oublier peut-être la funeste cérémonie,
celle qui se déroulait si près, au plus profond d'eux-mêmes,

Ce dernier justement, à la première lueur,
à la première trace de lumière et de soleil, se réveilla.
Assit sur le banc du jardin public, il avait dormi là
et j'ai vu comme je passais sur la place
- somnambule que je suis à mes heures -
ses yeux qui brillaient au jour et qui cherchaient dans le ciel
encore sombre de son voyage dans l'espace,
la lune toujours éveillée.

Il la retrouva dans un coin, et à en croire l'expression de son visage,
il en fut soulagé.


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Si près du rêve et de la lune

L'histoire d'Abraham et de Vladimir que j'ai écrite il y a quelques années déjà a un petit air de connivence ou de ton discursif je trouve avec celle de Vladimir et d'Estragon d'En attendant Godot de Samuel Beckett, pièce de théâtre écrite en 1952 que j'ai lu en octobre 2005. Histoire absurde et rencontre insolite entre des êtres humains. Banale habitude comme si cela pouvait être n'importe qui, vous et /ou moi !

en attendant godot « Essayons de converser sans nous exalter puisque nous sommes incapables de nous taire. »

« Le sujet s'éloigne du verbe... et le complément direct vient se poser quelque part dans le vide. »

« Vladimir. - Mais oui , mais oui, on est des magiciens.»
__(p97 Editions de minuit 1952)

« Vladimir. - Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnable, mais dont nous avons l'habitude.
Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erre-t-elle pas déjà dans le nuit permanente des grands fonds, voilà ce que je me demande parfois. Tu suis mon raisonnement ?
Estragon. - Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.»

__(p113 Editions de minuit 1952)

en attendant godot « Pozzo. - Je ne me rappelle avoir rencontré personne hier. Mais demain je ne me rappellerai avoir rencontré personne aujourd'hui. Ne comptez donc pas sur moi pour vous renseigner. Et puis assez là-dessus. Debout ! »
__(p125 Editions de minuit 1952)

« Vladimir. - Est-ce que j'ai dormi, pendant que les autres souffraient ? Est-ce que je dors ?
Demain, quand je croirai me réveiller, que dirais-je de cette journée ? Qu'avec Estragon mon ami, à cette endroit, jusqu'à la tombée de la nuit, j'ai attendu Godot ? »
__(p128 Editions de minuit 1952)

Sur la première de la pièce :
http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/celebrations2003/godot.htm


gauche left fleche ancre haut droite right fleche

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