Antonin Artaud et L'inscription du cri


Maîtrise de Lettres Modernes 1996

Auteur : Pascal Raux

Lieu de soutenance : Université Paris VIII

Directeur de Maîtrise : Ludovic Janvier

L'idée de publier cette maîtrise sur ce site ne provient pas totalement d'une effusion égocentrique. Il s'agit plutôt de profiter de l'espace qui est réservé sur le web pour constituer des archives, qui n'auraient aucune place dans une libraire, mais qui peuvent éventuellement intéresser une, deux ou trente-sept personnes. À l'époque où je travaillais sur cette maîtrise, Internet était encore confidentiel. Je pense que j'aurais souhaité pouvoir trouver d'autres travaux concernant Artaud à cette époque. De là à dire que ma démarche est totalement altruiste, il n'y a qu'un pas... que je ne franchirais pas. En effet, j'avoue être considérablement agacé par le gachis et, bien que je ne considère pas le travail ci-dessous comme essentiel, loin de là, je me dis qu'au moins cette glose servira à quelque chose. Plutôt le web donc que la poubelle.

Je n'ai rien retouché dans le texte de cette maîtrise, même si parfois l'envie m'en démangeait. Par contre, je me suis heurté au problème de la retranscription phonétique en HTML. Si vous rencontrez des incohérences de ce point de vue, signalez-le moi.


Sommaire



INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE - De pourquoi le cri à comment le cri ou Plaidoyer pour une tentative de lecture-écoute du texte
I - Le « Centre-Nœuds », magma-Artaud en propulsion-devenir II - Du jaillissement contrôlé au pulsionnel en extraction III - Transcrire le Cri

DEUXIÈME PARTIE - Une discrétion du cri

TROISIÈME PARTIE - À l'écoute de la poésie d'Artaud

QUATRIÈME PARTIE - Tentative de lecture-écoute des syllabes inventées

CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE


INTRODUCTION



Lire Artaud demeure une tâche ardue, et trop souvent l'on est tenté de penser que pratiquer une analyse trop poussée de son texte est une forme de trahison. D'emblée soyons catégorique, il faut en « finir » avec cette fausse pudeur. Ôtons le mythe. Gardons le script. Et lisons-le.

Lire Artaud ? La belle affaire. Lire Artaud, qu'est-ce que cela signifie ?

Nous avons essayé, tout au long de cette étude, de prendre le texte à témoin, de le faire parler autrement. C'est pour cela que notre attention s'est rivée sur l'inscription du cri, sur cette trace indélébile et lancinante qu'offre l'écriture d'Artaud. Bien évidemment, il a fallut restreindre notre environnement de lecture parmi les vingt-six tomes, gigantesque masse, des Œuvres Complètes. Nul doute que notre approche devait se concentrer sur les derniers écrits d'Artaud. Deux raisons essentielles à cela, la première est qu'il existe un cheminement littéraire chez Artaud dont on a peu parlé (à cause de la proéminence du biographique), et qui atteint son apogée dans Ci-Gît, Artaud le Mômo, Suppôts et Suppliciations, Pour en finir avec le jugement de Dieu, Van Gogh ou le suicidé de la société etc. La deuxième raison est la présence tant décriée des « glossolalies », langage-Artaud, qui illustre notre sujet dans son stade ultime. Cela dit nous avons préféré que les textes en questions soient publiés ou destinés à publication, pour ne pas engendrer d'amalgames dommageables, notamment en ce qui concerne l'intentionnalité de l'auteur, mais aussi pour s'aider des variantes des textes, apports non négligeables. Notre choix s'est donc arrêté sur Suppôts et Suppliciations dont la publication fut certes posthume, mais dont la construction était pratiquement achevée par Artaud. Ce livre est une sorte de recueil imposant (il s'étale sur deux volumes) de textes aussi hétéroclites qu'obsessionnels. Revenant plusieurs fois sur les mêmes thèmes, Artaud utilise tous les tons et tous les registres. De plus, la composition de cette œuvre en trois parties, Fragmentations, Lettres, et Interjections, en fait un ouvrage riche et singulier. Il est difficile cependant, lorsqu'on connaît un peu l'œuvre d'Artaud, de ne pas faire appel à son ensemble, c'est ainsi qu'il nous arrivera de citer ou de nous attarder non seulement sur les textes écrits après l'expérience asilaire, ce que nous nommerons l'après-Rodez, mais aussi dans ce que nous considérons comme une prémisse quasi-prophétique de ces derniers à savoir le Pèse-Nerfs et l'Ombilic des limbes.

Nous avons voulu qu'à travers une organisation par rubrique se dessine une sorte de parcours de Suppôts et Suppliciations, une visite dont chaque pause trouve sa raison dans l'écho multiple qu'elle procure. C'est ainsi qu'après avoir émis quelques généralités qui permettent de mieux expliquer notre lecture d'Artaud, nous avons affronté le texte, soit en s'appesantissant sur des extraits, soit en regroupant des phénomènes artaudiens. S'ensuit une halte assez longue sur l'étrange langue nommé glossolalie, où nous nous sommes escrimés à en relever les caractéristiques principales.

Les différents discours critiques concernant Artaud s'avérant plutôt nombreux, il était difficile de ne pas en faire cas, nous les avons donc intégrés comme soutien ou controverse de notre analyse. Notre travail a rencontré, entre autre, celui de Paule Thévenin, qui a consacré sa vie à l'édition d'Artaud, et dont l'étude Entendre, Voir, Lire, a constitué un déclic quant à une lecture du texte d'Artaud. D'autres figures de proue, tels Jacques Derrida, Alain et Odette Virmaux ou Julia Kristeva ont alimenté, par leurs réflexions, des analyses toutes pertinentes, et qui font encore référence lorsque l'on parle d'Artaud. Notons enfin qu'est paru récemment Antonin Artaud et la conquête du corps de Katell Floc'h, travail rigoureux et fourni sur les derniers textes d'Artaud, qu'il nous était impossible d'ignorer. Nous renvoyons bien évidemment à notre bibliographie pour plus de détails.

Parler du cri sans parler de la voix aurait été inconcevable, l'outil phonétique fut donc indispensable pour entamer un contact sonore avec le texte. Ainsi s'égrènent ces signes étranges, qui ne constituent pas en soi une finalité, ni même une preuve scientifique, mais qui servent plutôt à visualiser les phénomènes sonores. Le code phonétique utilisé est, bien entendu, le code international A.P.I.


Ce qui suit ne veut pas expliquer. Ce qui suit tente. Le brassage interne des textes d'Artaud propose une multitude de phénomènes qu'il n'est pas possible d'étudier in extenso. Malgré la résistance forcenée qu'offre le verbe artaudien, il n'en demeure pas moins qu'on peut continuer à le côtoyer, sans jamais réellement en percer le secret. La route alors peut être longue, et il faudra sûrement encore explorer plus profondément cette jungle impitoyable où le cri s'est fait roi. Pour l'heure débroussaillons.


PREMIÈRE PARTIE



DE POURQUOI LE CRI À COMMENT LE CRI OU PLAIDOYER POUR UNE TENTATIVE DE LECTURE-ÉCOUTE DU TEXTE

On me parle de mots, mais il ne s'agit pas de mots, il s'agit de la durée de l'esprit.

(O.C. TI* p117)


I - LE « CENTRE-NŒUDS », MAGMA-ARTAUD EN PROPULSION-DEVENIR



Pourquoi l'envers qui est l'unique endroit est il jalousé par le revers alors qu'il est l'inaliénable surface dont le plein est le seul état.

(O.C. TXIV* p. 25)


Si « l'âme est un nœud rythmique » pour Mallarmé, le Centre-nœuds, indicible noyau paralysant de l'être, devient encombrement total, s'il n'a pas de réelle chance de métamorphose pour Artaud. L'existence même de cette pulsion énergétique, ce « nœud de la vie où l'émission de la pensée s'accroche. Un nœud d'asphyxie centrale [1] » est la raison même de son écriture. La prospection interne dirige les premiers textes d'Artaud, poète alors de « l'ombilic », à la recherche du point central, d'un centre de gravité émotionnel.

« Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi?? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. [2] » . Centre-nœuds, Centre pitère et potron chier, Centre mère et patron minet révélations a posteriori de l'Ombilic des limbes lui-même revendiqué en Pèse-Nerfs « cette sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit [3] ». En somme, la présence de ce relais du réseau de l'être, cette perception d'une ponctualisation du flux de l'âme est insupportable, parce qu'inexprimable, intraduisible.

L'être - le sujet -ne peut s'auto-déterminer sans représentation, qu'elle soit externe, ce qui se manifeste la plupart du temps par le recours à Dieu, ou bien interne et là, le lexique ne suffit plus. Et même si bien souvent la question est éludée, quand la fantasmagorie d'un symbole intra psychophysique déborde, se fait trop entendre, il faut bien le nommer. Artaud parle d'« états d'esprits », de « raclures de l'âme » etc. C'est-à-dire une concentration de souffrances, ou plus exactement, un bouillonnement concentré de l'existence. Tous ces « centres » sont l'embarras de l'être organiquement clos, et c'est d'ailleurs le corps, l'enveloppe épidermique, qui appelle le centre.

Artaud ne perdra jamais de vue cette énigme du centre.



« Les êtres n'ont jamais eu de corps à eux et c'est ce que je leur ai toujours seriné qu'ils n'ont jamais eu de corps à eux ni une conscience propre

et je ne vais pas finir par le savoir mais je le sais que

il n'y a jamais eu d'êtres immanents en moi et que les hommes auraient bien du mal à déterminer le point où ils se déduisent de tel ou tel être car ni l'être, ni eux, n'a jamais existé et ils vont se décomposer. [4] »

Artaud s'exclut volontairement des êtres mais, il le souligne lui-même, il est « homme », en proie à toute péremption. D'avance anéantis, les hommes biologiques, incapables de « déterminer le point », ne peuvent prétendre être. En attendant, Artaud poursuit en décrivant leur décomposition :

« Point du sommeil,

nœud corde,

point du corps

corde,

nœud. »

Décomposition sonore, « corps à eux » devient « nœud corde », à son tour fragmenté, par la disposition textuelle, pour que subsiste l'inextricable nœud, « corps sans organes » revendiqué ou plutôt désiré, en désir de réalisation. Un envers corporel, une chambre noire du corps, une négativisation du sujet qui en serait le positif. L'écriture d'Artaud sera cette éternelle recherche d'un renversement de tendance par l'expulsion même du « Centre-nœuds », une implosion du corps par abstraction du vide. Se vider pour apparaître.

Parmi les étapes d'une possible expulsion, le théâtre, celui dont parle Artaud aurait pu anesthésier l'intolérable surplus, puisqu'il « est fait pour vider collectivement des abcès [5] ». C'était sans compter sur la réussite ou non d'une telle entreprise. Mais l'essentiel est là, la volonté farouche de passer du en vers le hors, de « la breloque interne [6] » à un externe ci-devant englobant. Depuis la prison délétère, anticiper la finalité infinitésimale enfin en apparition, « se placer hors/ pour être sans, / avec,- [7] ». La force vindicative toujours présente du sujet aidera à la propulsion inespérée du magma-Artaud, ce sera le tremblement sonore du corps. Et que détonne alors la libération des particules depuis trop longtemps captives, ce sera l'émergence du cri, l'ultime aspiration-expiration d'une parole qui ne peut plus supporter le veuvage du corps.



II - DU JAILLISSEMENT CONTRÔLÉ AU PULSIONNEL EN EXTRACTION



Nous ne sommes qu'un seul magma,

il faut renverser le problème.

(O.C. TVII p.342)


Après l'essai du Théâtre de la cruauté et son semi- échec, Artaud aurait très bien pu suivre le parcours de Rimbaud et se taire définitivement - mais aussi de Nietzche mais aussi de Nerval, hommes auxquels il aime à se comparer (et à cause de cela, nous l'accuserons d'avoir créé son propre mythe de poète maudit). Mais le besoin d'expulser ce qu'Alain Virmaux appelle son « conflit intérieur permanent [8] », persiste bien trop pour rejoindre le silence et le suicide « est encore une hypothèse [9] » et en aucun cas une solution. Le théâtre de la cruauté était avant tout un palliatif. Quelle était en effet la raison d'une théorie d'un tel théâtre si ce n'est pour le réaliser lui-même, apporter un crédit à la mise en scène de son cri?

Il n'a jamais été question de faire n'importe quoi dans l'œuvre d'Artaud. Il s'agit au contraire d'ambitions démesurées, contradictoires en nombreux passages, excessivement calculées et difficultueuses. Pour ne garder que les textes « qui lui rappellent une suffocation, un halètement, un étranglement dans je ne sais quels bas fond parce que ça c'est vrai [10] », il faut user à la fois de pugnacité, de violence et de travail. « Ce jaillissement de verve, à quoi nous assistons, n'est pas niable mais c'est un jaillissement calculé, contrôlé, maîtrisé et laborieux à l'occasion et cent fois remis sur le métier. Dira-t-on que la puissance du cri s'en trouve amortie? Il est évident que non [11] ». Ultime paradoxe qui semble être le générateur même de l'écriture d'Artaud : une volonté d'exclure de soi des mots authentiques, assorti d'un acharnement et d'une mise à l'œuvre difficiles. Cette revendication se rapproche de « l'immense et raisonné dérèglement de tous les sens [12] » du voyant rimbaldien, alors qu'elle a été considérée à propos d'Artaud comme un déraisonné règlement de tous les sens, pendant neuf ans et même plus. L'écriture dans un tel cas ne peut se faire que sous tension énergétique, tension elle-même savamment maîtrisée pour être validée, c'est constamment « se retrouver dans un état d'extrême secousse [13] ».

Artaud ne peut que faire ce constat aberrant : il existe des frontières infranchissables qui sont le corps et le langage. Survient alors un effort double qui ne consiste donc pas seulement à freiner le jaillissement mais qui demande aussi le processus presque inverse : puiser dans son potentiel pulsionnel. Le renvoi perpétuel de sa projection interne, causé par l'inscription même de cette projection, ne peut qu'accentuer l'étrange sélection qu'Artaud produira. Il y aura toujours des mots dans l'œuvre d'Artaud. Il ne se résoudra pas aux seules glossolalies. Il existera toujours un aller-retour qui justifie en lui-même le non-silence d'Artaud. Le désir poétique aura persisté au-delà de la souffrance. Avec une poésie qui ressemble à ce qu'Artaud en dit dans Héliogabale « Il y aura dans toute poésie une contradiction essentielle. La poésie c'est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes. Et la poésie qui ramène l'ordre, ressuscite d'abord le désordre, le désordre aux aspects enflammés; elle fait s'entrechoquer des aspects qu'elle ramène en un point unique : feu, geste, sang cri. [14] »


III - TRANSCRIRE LE CRI




Que reste-t-il de l'engagement poétique d'Artaud ? Ses écrits et uniquement eux. Le sacrifice est trop important pour laisser de côté la marque inscrite. Du cri il ne reste généralement rien, il se perd dans son amuïssement, il n'est qu'échappée d'air. C'est l'émission sonore du corps, qui provient de l'intérieur du corps, en ce sens il est la reconstitution d'un corps virtuel éphémère. À la différence de la merde, il n'est pas palpable en tant que déchet. Le cri est la seule provenance du corps qui ne pourra être considérée comme telle, bien qu'il demeure une projection de soi qui atteint l'autre mais qui n'a pas la marque du corps. Le cri est la marque vaporeuse de l'être.

Artaud a pris de sérieux risques en ne renonçant pas à la transcription de son cri. Ne perdons pas de vue l'étrange continuité qui s'opère dans le parcours littéraire de l'auteur de l'Ombilic des limbes dans lequel se faufile déjà une voracité absolue quant au but de ses écrits. « Je ne conçois pas d'œuvre comme détachée de la vie [15] » y énonce t-il. Pas de la biographie. De la vie. Artaud s'engage à établir une œuvre qui lui corresponde; une multitude d'enjeux textuels qui, si différents soient-ils, forment un ensemble étonnement proche d'un seul et unique cri. « Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes [16] », ce livre, ne serait-il pas ce que l'on a insidieusement nommé ses Œuvres Complètes ? Un livre au sens mallarméen du terme, bien que la majeure partie de sa publication envisagée du vivant de l'auteur fut posthume. En ne se séparant pas de la vie, Artaud se déchaîne à l'arrimage de son cri, il se consume jusqu'au retour d'Irlande. L'absence de cohésion ne devient plus tolérable pour « les hommes » qu'il dérange. Artaud n'a plus rien à perdre lorsqu'il est à Rodez, il est allé en quelque sorte au terme de son expérience, les plus grands risques ont été pris. L'intolérable - les électro chocs - surmonté, l'exigence du cri n'en sera que plus puissante, de là, la quantité impressionnante des écrits d'Artaud à la fin de sa vie [1] . Et si Artaud a dérangé les hommes c'est parce que la trace inscrite soulève des paradoxes et que l'on hésite aussi à considérer le texte d'Artaud comme un texte. Entendons-nous, une fois relevé qu'« Artaud n'est pas un texte, le texte, s'il existe, n'est qu'un pis-aller, un produit de remplacement, à l'encontre de ce blanc (ou de ce noir, si la densité est sombre), que l'on ne peut transcrire » comme l'exprime Jean Michel Heimonet [17] , il ne reste plus qu'à ne plus lire Artaud et mettre à l'amende les vingt-six tomes de ses Œuvres Complètes. Il y a une certaine hypocrisie a défendre une telle attitude, d'autant plus qu'elle contribue à auréoler Artaud, à gratifier ses œuvres d'un mythe qui réduit leur portée.

Par delà la perturbation créée, excusée par les apologistes artaudiens, comment alors aborder le texte d'Artaud, sachant que les gloses jusqu'ici parues offrent un choix de lectures assez large ? Nous pensons qu'il est temps de s'attarder un peu plus sur les moyens qu'utilisa Artaud pour exprimer son cri-écrit. Quels sont les protocoles de l'apparition dans le texte d'une voix qui chercherait à se faire entendre ? Une voix qui ne s'est pas perdue dans l'espace assourdissant mais qui aurait pu se retrouver dans l'espace de la page. Un texte-Artaud qui n'est plus totalement texte, mais qui ne se résume pas non plus en un seul souffle sonore résultante d'un auteur-œuvre. D'où notre revendication pour une lecture-écoute des textes d'Artaud. Tentons de déterminer l'agencement des mots du corpus-Artaud, afin d'entamer un dialogue avec le texte. Comment Artaud procède à son écriture, transcrivant les cris (qui se) turent par la mise en textuelle ?


[1] O.C.TI* p. 113
[2] Ibid. p. 92
[3] Ibid. p. 101
[4] XIV** p. 129
[5] Le théâtre et son double p. 45
[6] O.C. TXII p. 46
[7] Ibid. p. 30
[8] Antonin Artaud et le Théâtre p. 34
[9] O.C. TI** p. 21
[10] O.C. TXIV** p. 28
[11] Alain Virmaux Antonin Artaud et la violence, in Europe n° 687-688 p. 45
[12] Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny Arthur Rimbaud O.C. p.251
[13] O.C. TI* p. 87
[14] O.C. TVII p. 106 Nous soulignons
[15] O.C. TI* p. 49
[16] Ibid.
[17] Obliques n°10-11 p. 96

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DEUXIÈME PARTIE - Une discrétion du cri

I - Une Graphie Du Hurlement
Singularités orthographiques
Les lettres intruses - le cas K

II - Les Appels Typo-Topographiques
Utilisations typographiques
Un appel vigoureux : Merde.
L'utilisation de l'espace de la page

III - Négations & Reniements


DEUXIÈME PARTIE


UNE DISCRÉTION DU CRI

I - Une Graphie Du Hurlement

Puisqu'il faut continuer à écrire, puisque écrire demeure la nécessité, Artaud sèmera dans ses textes des éléments qui devront dépasser le texte, une création d'un au-delà textuel pour pallier l'insuffisance du dire-écrit, du vouloir-dire, du vouloir-crier. Il existe une empreinte Artaud dès le premier regard, une mouvance inscrite par des phénomènes régulièrement répétés, soigneusement entretenus. Ce que nous appelons discrétion du cri ce sont les velléités d'exhortation du texte à produire par des signes distinctifs, mais non auditifs, une singularité sonore.

SINGULARITÉS ORTHOGRAPHIQUES
Tout lecteur assidu d'Artaud connaît quelques uns de ses traits caractéristiques. Le plus notable d'entre eux, parce que systématique est l'orthographe « cu » pour le mot cul : suppression du l final, pourtant inaudible, nous ajouterons inodore, frontière graphique de l'émanation du « cu » qu'on entend. Réduit à sa simple syllabe, déshabillé en quelque sorte de son « l » inutile phonétiquement, mais graphiquement plus gracieux, le « cu » ne peut plus se cacher, n'a plus les moyens de se dérober à sa condition de point de passage. Le « cu » sans l (« l'l de la petite haleine qui en sort pour en ramener ça [1] ») est devenu cruel.
Évidemment cette amputation graphique provoque, à cause de son inhabituelle orthographe, une attention visuelle donc une accentuation, sinon orale, au moins textuelle. Chaque « cu » sera chargé accentuellement, l'insistance sera induite par son orthographe, insistance d'autant plus forte qu'il s'agit d'un singleton monosyllabique.
Le « cu » déraciné qui ne plus se faire « enculer » puisque privé de son l, c'est déjà le « cu » rongé, (« on te bouffe le cu [2] ») par les démons (la maladie), le « cu » par où plus rien ne coule, un « cu » aride, un « cu » inorganique, une refonte fantasmagorique du cul. La suppression du l c'est la suppression de l'organe dans le corporel.
Alors que Suppôts et Suppliciations devait s'appeler Pour le pauvre popocatepel, la charité ésse vé pé [3] , titre qui se retrouve dans les lettres de ce livre, « ésse vé pé » en rajoute au contraire de « cu ». La prononciation phonétique de l'abréviation « S.V.P. », est inscrite et ce, en minuscule. Jeu d'écriture qui ne change rien, semble-t-il, à la manière de prononcer, choix délibéré plutôt ironique, il s'agit d'un amuïssement (typo) graphique, abaissement en hauteur (haut de casse>bas de casse) et allongement par le nombre de lettres, mais aussi dé-sémantisation du « s'il vous plaît », la suppression des points indiquant l'abréviation laisse un vocable seul, une unité phonétique suggérant une mélopée de plainte (ici de la mendicité). C'est un stratagème simple mais efficace pour faire entendre ce que l'on veut faire entendre (preuve que le texte d'Artaud n'est pas synonyme d'échec). Ainsi, écrit de la sorte, un lecteur attentionné aura sûrement tendance à allonger les monosyllabes et prononcer /e:s ve: pe:/.
Cela dit, il existe une complaisance certaine à gratifier certains mots d'une orthographe « spéciale » ou parfois vieillotte. Par exemple « Tibet » ou « tibétain » seront toujours écrits « thibet » ou « thibétain », non pas par simple souci de puriste, mais plutôt pour embellir, enjoliver, (« H est par excellence une lettre pour l'œil [4] »). Ce qui nous amène à croire à une volonté persistante d'inscrire dans le texte des particularismes orthographiques, plus ou moins récurrents

LES LETTRES INTRUSES : LE CAS K
Alors que nous étudierons de plus près les « syllabes inventées », nous en soulignons ici la fréquence de lettres peu usuelles du français. Le z (« te zovazina / zovazina varuna [5] », le y et le k « ryior e me kri/ yo me ke la da [6] » De celles-ci le k semble plus dérangeant, le véritable identifiant d'un langage autre (nous parlons du singleton graphique « k »). Éliminons d'emblée les remarques au demeurant fort pertinentes sur les apports du grec et du turc chez Artaud [7] . En effet ce que nous voulons souligner c'est la réelle intrusion du k dans des textes qui, hors éléments glossolaliques, sont écrits en français. D'autant que le son /k/ ne possède pas qu'une seule graphie en français, et parmi ces graphies q aurait très bien pu servir d'intrus. Mais k est chargé d'une autre « psychologie ».
Graphiquement la lettre k en caractère imprimé n'est composé que de traits et ne possède aucune courbe, elle fait partie des lettres hautes et pointe vers l'avant. Le signe k composé de brisures typographiques aiguisées comme des lames, a une forme apparentée aux ciseaux, (même si le kappa grec signifie paume et que kaf phénicien représentait l'avant bras), il s'agit d'une lettre castratrice, coupante, cassante. Le k des glossolalies coupera le sens au langage, sectionnera le cordon ombilical du sème au signe, mais aussi du corps au texte, et dans une autre mesure sa présence textuelle blessera le lecteur. En coupant ce qui dépasse, et en sectionnant l'organe (comme Artaud sectionne le l du cul) encore une fois, Artaud s'impose en figure castratrice mais pour une libération, une nouvelle naissance. « Pour Artaud la privation est le commencement de cette mort qu'il désire. Mais quelle belle image qu'un châtré! [8] ». Et d'ailleurs comment mieux châtrer un mot qu'avec un k :
« Je m'arme
l'intelligent quitte le problème
et invoque
n'évok
l'inexistant [9] »
Le k sécateur ampute l'excroissance génitale « -que » ou queue provoque la dé-verbalisation, désujettise, désinvestit de tout organe le mot, ou ce qui reste de mot [10] « n'évok » devient impérissable, impénétrable, « inexistant ».
Dans la résurrection de l'autre corps, le k sera le signal de la mise à nu, du dépouillement organique/textuel. Dans une des Lettres de Rodez écrites à Jean Paulhan, Artaud déchaîne une succession d'organes, il accumule les parties du corps pour dénoncer « l'abyssale faim d'être qui ne veut pas son ascension mais son sexuel anal, kraumatique, son chromatique approfondissement [11] ». Le passage de « krau- » à « chro- » illustre la fonction de k, une rupture avec l'énumération organique qui le précéde, pour réintégrer la graphie correcte du terme « chromatique » nettoyé de sa merde. Car le mot juste avant « kraumatique » est « anal ». Et nous ne pouvons parler de la lettre k sans mentionner sa prononciation /ka/ moitié /kaka/.
Constituant du sujet-merde, le k déplace l'écriture, l'identifie au parcours intestinal, à l'expédition corporelle, d'un corps qui ne veut plus en être un, le k ferme les écoutilles du corps. L'écriture kaka représente l'écoulement qui permettra d'évider le corps pour l'apparition de « ka-ka » de La vielle boîte d'amour ka-ka :
« le désir du magma : ka-ka
Et que le souffle de ka en ka finisse par étrangler la vierge.
Et après cela on verra. [12] »
Ce souffle de /ka/ en /ka/ n'est autre que l'échappée d'air organisée par les sphincters glottiques et anaux. Détournons-nous un instant vers la phonation de k. Fónagy explique que « la fermeture glottique permet d'exercer une forte pression sur le diaphragme, et indirectement sur les intestins. Les laryngectomisés ont au début beaucoup de difficultés dans l'évacuation et doivent se servir d'une plaque pour suppléer au défaut des cordes vocales. La défécation est souvent accompagnée d'émissions sonores correspondant aux occlusives ou fricatives laryngées. (…) L'analogie biologique explique pourquoi la libido anale se déplace facilement du sphincter anal au sphincter glottique. [13] ». Mais « ka » est aussi un terme religieux égyptien qui était traduit jadis par « double », il « désigne le pouvoir pro-créateur, qui est en l'homme le support vital ». Dans l'éternelle recherche d'une apparition nouvelle, le ka en ce sens pourrait s'identifier au « centre-nœuds ». Sa composition nucléaire qui se diffuse par les nombreux /ka/, portera la marque du sujet. Et on ne peut pas omettre le /ka/ de Neneka, l'une des « six filles de cœur à naître [14] » (ainsi que Catherine), ni celui de Kaboul où Elah Catto aurait traduit l'Art et la Mort en Afghan [15] . Analogie biologique, biographique, religieux, sémantique, phonétique, k, ka, /ka/, ka-ka, extension du trajet des intestins par celui du scripteur. L'étirement du caca en ka-ka c'est rendre infini le parcours de l'Histoire, retour du dernier ka sur le premier ka et inversement. C'est se rendre le maître historique, le maître de l'écoulement fécal, pour se désappartenir, ne plus être ce corps périssable.

II - LES APPELS TYPO-TOPOGRAPHIQUES


Inscrire le cri suppose une organisation de l'espace matériel du texte, afin qu'intuitivement puissent être révélées les différentes intensités de l'état-cri. Pour pallier le décalage « entre les mots et la minute des états [16] », Artaud veut dépasser le plan de la page. Il ajoutera à la violence de son verbe et à l'intensité de ses sonorités, une originalité typographique déterminant une fonction topo­graphique de son texte. Précédons une étude plus proche de ces phénomènes par quelques difficultés qu'elle soulève. Nous ne pouvons omettre en effet l'écart qui existe entre le nombre d'œuvres d'Artaud parues de son vivant et la masse colossale de ses Œuvres Complètes. Ce qui signifie que peu de ses textes soient avalisés par lui en ce qui concerne la transcription typographique. Ce qui signifie également un parti pris de l'éditeur des Œuvres Complètes. Cela étant dit, et parce que notre travail porte essentiellement sur Suppôts et Suppliciations, livre posthume, nous n'examinerons que les aspects dont nous pouvons être certains qu'il s'agit d'une volonté de leur auteur.

UTILISATIONS TYPOGRAPHIQUES
Le cri comme démarcation acoustique de la voix se traduit par une augmentation du volume sonore. Dans un cri sans relâche, sans apaisement, Le volume doit continuer à marquer les différences d'émotions. Appliqué à l'espace de la page, l'utilisation des « hauts de casse » relève du même processus, l'augmentation est cette fois-ci visuelle. Les lettres capitales, outre leur fonction d'insistance, déterminent effectivement des intensités sonores. Cela semble se vérifier lorsque les termes ainsi soulignés appartiennent aux récurrences d'Artaud, comme l'intrusion des « DU CORPS [17] » dans une série de négations. De même lorsque gronde la révolte, la colère de l'homme Artaud : « TOUT CELA EST TRÈS BIEN MAIS JE N'AI JAMAIS DONNÉ DANS CES SORNETTES [18] », « ET JE N'AIME PAS DU TOUT ÇA [19] ». Loin de contredire Katell Floc'h pour qui « la lettre capitale évoque généralement la guerre, la revendication armée, le cri hurlé, l'imprécation [20] », notons que son emploi défend aussi une architecture textuelle découlant de la mise en relief du ou des termes ainsi copiés. En donnant « DU CORPS » aux lettres, Artaud procède à une hiérarchisation de ses acteurs graphiques, et lui qui « n'emploie ni mots ni lettres [21] », il les dirige toutefois vers une mise en scène intégralement orchestrée. Il n'est pas rare que les termes ainsi capitalisés soient aussi en retrait par rapport à la ligne précédente :
« et combien de larves
OGÈNES, [22] »
Greffe impromptu, l'excroissance « OGÈNES » (qui gène l'OS de la larve) dénivelle le segment phrastique vers l'engouement de la dénaturation sémantique, vers un non-sens à la fois salvateur et embarrassant. D'ailleurs Artaud se reprend :
« je voudrais dire
héter-ogènes [23] »
Réintégrant a priori le sens, il laisse au même endroit le terme comprenant « OGÈNES » mais il ne se résout pas à abandonner totalement cette particule auparavant exhibée. Les capitales s'esquissent pour un trait d'union qui évite la reconstitution officielle du mot « hétérogènes » et en défie l'étymologie (heteros autre, genos race), substitution d'un jeu graphique à un autre qui complète le pouvoir d'Artaud sur ses inventions. Alors qu'il conteste une réelle fonction aux lettres dont il dénonce « le graphisme simplet [24] », Artaud établit tout de même une disposition qui lui est propre. Les lettres capitales vont aussi servir à poser les mots, au sens physique du terme, à les installer sous une forme d'équilibre, que la symétrie des blancs entourants, imposera. Un véritable « pèse-mots » :
« Car les lettres ne sont que le graphisme simplet qui pouvait répondre à la nécessité d'être éveillé par la nécessité d'être éveillé par le réflexe spectre d'un organe créé pour un temps et à sa naissance condamné : LE CERVEAU [25] »
Les capitales donnent ici réellement du poids à « LE CERVEAU », elles accordent au syntagme le droit de régner sur la ligne, il s'impose comme centre, se maintenant au milieu, rien ne peut le faire tomber. À travers les notes des Œuvres Complètes et les divers témoignages, nous savons qu'Artaud soignait incontestablement la typographie de ses textes. Et même s'il est difficile, entre les multiples variations, de savoir ce qui est destiné réellement à la phase achevée, il demeure indéniable qu'Artaud manie ses textes comme une partition musicale.
Avec les lettres capitales, particules visibles immédiatement, se faufilent aussi les lettres italiques et les caractères gras (hors éléments glossolaliques, ces derniers se retrouvent essentiellement dans Ci-Gît et Artaud le Mômo). Dans Histoire entre la groume et Dieu [26] , l'abondance de termes en italiques suggère étonnamment des variations de genre de la pratique d'écriture. Comme si l'écrivain était en même temps l'interprète de ses écrits. À ces variations italiques l'on pourrait faire correspondre le vibrato du violoniste ou l'utilisation des pédales du piano. Autrement dit, ce qui dans une partition indique l'intensité, les ornements. Proche de la musique dodécaphonique (Artaud utilise tous les registres, tous les sons de la gamme), la composition de ce texte entraîne une musicalité interne qui n'a pas forcément, et c'est là tout le paradoxe, une répercussion sonore. Prenons pour exemple cet extrait :
« On m'a pris deux pendant que je dormais. Deux s'est pris pour un et moi-même, quand je n'étais plus là en pensée, quand surtout je n'étais plus en pensée ni en être, ÊTRE mais que sur la terre je vivais sans localiser une êcreté. Le double est toujours cette êcreté, ET locale, que la vie n'a jamais pu supporter. [27] » Que ce soit l'utilisation de l'italique de la petite capitale ou de la capitale, il s'agit d'un appel à la polarisation des termes (deux, être, êcreté…) d'une focalisation ostensible qui contient la force inhérente du sujet et transgresse la linéarité normative. Chacun de ces appels est un sursaut du texte, une agression sur les mots.

UN APPEL VIGOUREUX : MERDE.
Nous avons relevé en de multiples endroits une conséquence graphique et sémantique de ce qui semble être une impossibilité à continuer d'écrire sur le même registre. Il s'agit du mot « Merde » généralement suivi d'un point :
« to kanpoumg
a
askourda
a
tenskida
fatsitra
Merde. [28]
Rupture évidente avec la série de glossolalies, puisqu'il y a retour à la langue et l'intrusion de ce point, qui n'est quasiment pas utilisé dans les glossolalies, alors que « Merde » reste en caractère gras. Cela dit, le fait semblerait anecdotique s'il n'était réitéré fréquemment :
« co dentsis
da zenta
dozira
co do zira
a zentou
dauszi
Merde. [29] »

Que le mot « merde » soit choisi par Artaud comme rempart à ce qui pourrait devenir une dérive n'est pas spécialement surprenant. Car un corps sans organes est avant tout un corps sans merde, et il devient nécessaire d'évacuer l'indigeste sanie qui encombre le corps. Cependant cette motivation ne nous suffit guère, « merde » est un mot en français parlé qui oublie son sens lorsqu'il est prononcé de manière interjective. Proche, en cette acception, des glossolalies, il est un des rares mots abandonnant sa signification pour devenir une trace pulsionnelle. Réinscrit, il récupère toutes connotations triviales qui exaspèrent la société. Devons-nous en déduire que l'usage du mot « merde » demeure le résultat d'une interjection de l'homme-Artaud écrivant ? Ce n'est pas impossible, comme il n'est pas impossible qu'Artaud décide de laisser la trace de son désarroi à chaque occasion que cela se présente :
« avec le pal sa la
d'un le
où l'un est le
qui
dans le ça li
ou lui qui
est l'esprit
mat maut
par moteur
MERDE, [30] »
Cet extrait d'un des cahiers d'Artaud, utilise un ton hésitant, dans le sens où la langue virevolte entre des mots, la plupart monosyllabiques et clitiques. Le tout forme un ensemble en deçà du sens, en mimant incontestablement les glossolalies. Le « merde » semble venir chasser l'essai non-satisfaisant, met le terme à l'expulsion de syllabes; nous sentons l'incapacité à poursuivre, incapacité somme toute éphémère. Ainsi l'interjection « merde » va servir de clausule à un cheminement pulsionnel, laissant toute marge de manœuvre pour un recommencement plus prolifique. Le mot « merde » offre à Artaud l'occasion d'exprimer son mécontentement personnel sur ce qu'il vient d'écrire, il l'inscrit dans l'immédiateté. C'est aussi l'imprécation contre son écriture. Ainsi dans :
« yor eldi a khulmi
khaluma
i khalume
a khulmi Heli
MERDE POUR ELI [31] »
Artaud sectionne « eli » de « heli », pour que ne subsiste que le H, ne gardant de « Heli » que l'expiration du souffle. Le H curieusement en majuscule, aurait peut-être suffi s'il avait pu exactement traduire le souffle-cri. Dans son élan pulsionnel Artaud n'a pas désiré laisser l'ambiguïté d'un seul H et ne s'est pas satisfait de sa découverte « Heli ». Cet extrait ne sera d'ailleurs pas retenu pour une version définitive du texte. De même, cet autre état manuscrit dont une très grande partie fut écartée alors qu'elle terminait ainsi :
« et nul s'en empara
des singes,
la guenon fut pulée au milieu
par la grand-mise du zob en dieu
quand dernière grand'messe eut lieu,
M E R D E. [32] »
L'interjection était soulignée une dizaine de fois nous indiquent les notes [33] . Flagrant délit d'auto-flagellation, Artaud inscrit en texte sa déchirure d'avec cette portion incongrue venant de lui-même. De quoi s'inspire cette nécessité à renvoyer son à propre désaveu ? Désaveu pourtant salvateur dans le sens où il sert à repartir d'un autre point. Le point qui justement succède étonnamment à la quasi-totalité des « merde » que nous venons d'étudier. Pour preuve « d'en finir », le point vient se rajouter à un « merde » qui obstruait tout devenir, et clôture ainsi exagérément l'instance reniée. L'on imagine d'ailleurs facilement le geste de l'écrivant qui souligne l'interjection et frappe la page de son point, à la manière d'un roi avec son sceau. Maître d'œuvre de la cérémonie excommuniante, le point soulage la main griffonnante. Une autre illustration dans un des cahiers d'Artaud, cet enchaînement de mots au ton humoristique auxquels le « merde » vient remettre de l'« ordre » c'est à dire un peu de sérieux :
« rien de meilleur que de faire souffrir un être
ce petit corps frétile
une vétille consciente
qui papote,
bavote,
cro crote,
clo clote
et s'obstine à se faire recevoir
petit cucu mouillé,
petite levrette gasconne,
une cocinelle
MERDE. [34] »
Le point typographique semble illustrer le point géométrique, particule infinie formant l'infini. Le point concentré, condensé de l'énorme Tout était déjà une obsession pour Artaud dans le Pèse [1] -Nerfs [2] , « Et en voilà un pour qui la vie est un point, et pour qui l'être n'a pas de tranches, ni l'esprit de commencement [35] ». Énigmatique point qui vient compléter cette merde, énigmatique a fortiori lorsqu'il n'est plus l'acte pulsionnel des états manuscrits, mais sauvegardé dans les versions définitives ou même rajouté comme dans l'exemple suivant :
«le monde des sensat
est un arbre
basé sur
qui dort
morale morille
Merde. [36] »
Particule magique, noyau d'une constellation de points qui résument l'inhérent bouillonnement qu'affecte l'idée de l'infini. Point-segment, vision de profil, découpe de profil de l'infini. Dispersés dans les textes sporadiquement, ces points accompagnant les « merde » viennent agrémenter ce qu'Artaud lâche : « Et Merde à la fin avec l'infini [37] ». L' UTILISATION DE L'ESPACE DE LA PAGE
Puisqu'Artaud profite de l'espace de la page pour servir sa volonté d'imprégnation, tentons l'expérience d'une (re)découverte de certaines de ses créations :
Ba
Bi
Bo
B4 B4 B4 B4
BK BK BK BK [38]
Les Babillages « Ba Bi Bo » où B garde une position supérieure haut de casse, ont une lecture horizontale longue à cause du blanc leur succédant, et gardent une oralité correspondant au message inscrit, soit un son monosyllabique pour une graphie monosyllabique à deux lettres : Ba /ba/ etc. La quatrième ligne horizontale est composée de quatre entités prononçables oralement, si et seulement si elles sont disloquées /bekatR/. Mais plus significative est l'incursion du chiffre 4 dans le processus syllabique. Codification impromptu, nous sommes passés des signifiants/non-signifiés « Ba Bi Bo » couplés de la présence non-signe/non-référant blanc graphique, au cryptogramme « B4 » qui peut très bien être un signe sur le plan sémique. Mais dans le dispositif proposé, B4 peut aussi, plus simplement indiquer une position de cruciverbiste (quel mot digne d'Artaud, mettre le verbe en croix!).

Dans le premier cas, où la position indiquée B4, désigne un « B4 » écrit, il y a mise en abîme du signe, c'est enfin le signe qui se détermine par lui-même. Mais le « B4 » élu possède trois autres clones, pas d'unicité donc de l'hyper-terme. La position du deuxième cas semble happée dans le vide, (« si l'on pouvait seulement goûter son néant [39] »). Hors corpus inscrit, c'est peut-être le lieu d'expulsion d'un « B4 », cette particule langagière entière s'auto définissant.
Cela dit à partir de la quatrième ligne, la récurrence graphique emplit l'espace, réduit les chances de traduction, stigmatise le dispositif topographique avalisé par la dernière, la pentaligne des « BK » /beka/, ou phoniquement le k tronque le /tR/ de B4. Arrivage terminal de signe non-signifié/non-signifiant, évidé de son sens et de son son (en lecture syllabique). Si bien qu'une lecture strictement verticale descendante de cette grille (« un moment terrible pour la sensibilité, la matière [40] ») nous amène de la première colonne à une déflagration du système linguistique. Cette colonne dominante-phallique est à son tour décapitée, castrée (n'oublions pas le k) et le grand blanc précédant verticalement les micro-colonnes permet l'expansion horizontale du système essentiel, l'aller-retour, idéal magique de l'auto suffisance, de l'autonomie extra-langage. Que dire maintenant de cette manœuvre :
Es----------------------------------------------------------prit,
sorti de la tombe du corps : [41] »
En dépit de l'explication du rallongement du trait à cause d'une erreur de la copiste [42] , examinons cet étrange dispositif au demeurant voulu par Artaud. Intuitivement, nous concevons que ce trait aura une incidence phonétique dans le cas d'une lecture orale. L'allongement de la première syllabe /3s:/ semble évidente, puisqu'il faut parcourir le trajet graphique de gauche à droite pour découvrir ou redécouvrir la deuxième syllabe /pRi/, de plus /s/ est un son consonantique allongeant en français. Une fois cette constatation faite, nous sommes directement renvoyés à la forme inscrite et déjà nous en avons oublié le son. Car l'œil sera sans cesse attiré par le trait, par cet énorme vide qui annihile de manière paradoxale le son auparavant énoncé. Ce trait semble aussi évoquer un silence écrit, une pause acoustique. Cette découpe désunifiante où le trait-lien, ombilic syllabique sera le seul signal de correspondance entre les deux unités phonétiques, concourt à mettre en évidence une symbolique de l'intervalle. Un intervalle à deux extrémités différentes, en même temps rattachées et excessivement éloignées. Apparaît alors un trajet envahissant l'espace qu'occupe cet écartement des deux unités embryonnaires, une distance qui ne pourra être parcourue qu'entre ces deux points. Aller-retour « qui donne une idée de l'infini trajet [43] », un regard dirigé vers une origine elle-même se projetant sur sa destinée. Bien que « prit » semble avoir été projeté, expulsé de « Es », il n'empêche que l'agencement graphique impose un certain équilibre. Parce que le mot « esprit » ne suffit pas à exprimer l'esprit, parce que l'esprit lui-même ne suffit pas, parce que l'esprit revendique son corps, son hors-corps, son au-delà du corps, l'esprit, étiré, écartelé mais absolument maître de tout, aspire à une eurythmie parfaite. Artaud dessine et ré-exprime son Pèse-Nerfs qui devient progressivement son Pèse-Cri.
L'intervalle demeure cependant impénétrable, il est gardé par les forteresses syllabiques qui n'ont pas un rôle anodin. En effet, la décomposition, la séparation nous amène à identifier ces deux syllabes.
Es : être 2ème personne du singulier au présent
prit- : prendre 3ème personne du singulier au passé simple Par cette présence signifiante, ce sera l'absence de « moi » et du futur qui sera remarquable. Et pourtant il s'agit bien d'une historiographie universelle, mon présent est déjà mon futur, je suis toujours à la fin et je réintègre mon origine. Comme dit Bergson « la conscience est ce trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera [44] ». Mais ici l'esprit, la conscience se réapproprie le temps, les autres. Je suis enfin le maître de tout, « en délocalisant tout point de départ, en neutralisant tout point de départ [45] ».


III - NÉGATIONS & RENIEMENTS


Ce qu'il ne faut pas faire n'est pas de ne pas avaler le bon dieu, c'est de ne pas chercher à bouffer Artaud par tous les moyens hypocrites de dieu (O.C. TXIV** p. 121)

« Ni mon cri ni ma fièvre ne sont de moi [46] » énonce Artaud au début de sa vie littéraire dans Fragments d'un journal d'Enfer. Et se déroule ensuite l'avalanche forcenée d'entrées en matière négatives, jusqu'à sa mort. La stratégie consistant à prôner toute véhémence par la magie de la négation, se déploie de manière vertigineuse dans les écrits d'Artaud, et plus particulièrement dans Suppôts et Suppliciations. Elle a cependant pris racine dans ce texte initial et central commençant par « Toute l'écriture est de la cochonnerie [47] » et qui se poursuit paradoxalement par trois pages… d'écritures! En outre pour réclamer son « Pèse-Nerfs », Artaud se sent le besoin d'accabler son texte par une série d'assertions : « Et je vous l'ai dit : pas d'œuvres, pas de langues, pas de parole, pas d'esprit : rien. [48] ». Rhétorique caractéristique de celui qui n'aura de repos qu'après avoir éliminé ce qui parasite l'expression de son cri. Artaud se sert du « ne… pas » ou du « pas » avec une insistance inouïe. Ordres ou simples souhaits, ses négations divulguées sans retenue au fil des textes qui composent Suppôts et Suppliciations fonctionnent comme des particules au pouvoir définitivement destructeur. Afin qu'apparaisse un peu du « morceau de trou pour les fous [49] », cette potion vengeresse boycotte radicalement l'envers du décor désiré.
Ces termes négatifs travaillent pour une négativité que Julia Kristeva a disséquée : « cette négativité - cette dépense - pose un objet comme séparé du corps propre, et au moment même de cette séparation le fixe comme absent : comme signe [50] ». Pris de terreur par l'étrangeté du rapport entre les termes et le corps, Artaud procède à l'éradication du surplus lexical. C'est ainsi que les énumérations vont de pair avec les négations, il s'agit de débroussailler un lieu encombré de trop d'entités impures, hostiles à l'apparition du signe. Artaud radicalise ce travail d'extraction dans Interjections où après « un corps » s'ensuivent quatre pages d'énumérations négatives, « pas d'esprit/pas d'âme… [51] » Curieusement, le corps disparaît sous la masse volumique textuelle ingérée en dehors de cette négativité, démis de tout ce qui lui appartient, n'étant plus qu'un au-delà corporel, un corps réussi. Reste la trace-trame textualisée par la kyrielle de négations, déchet-merde d'un signe réalisé, « ce n'est pas un état, /pas un objet, /pas un esprit/ pas un fait,/ encore moins le vide d'un être, [52] ». Et voici qu'Artaud, reléguant hors du Tout, tout ce qui n'est pas rien, se revendique comme étant « sans opposition possible, c'est l'intrusion absolue, partout [53] ». Ce « partout » est éliminé à jamais de l'impropre, de ce qui nuit par son essence à l'avancée libératoire d'un centre-nœuds. Bien plus que l'expulsion, c'est l'extravasion, la diffusion absolue qui stimule le cri hors-Tout. S'efforcer à une explosion, règne du noumène, abolir a fortiori le(s) phénomène(s). « Pas de principe, / pas d'axe, pas de milieu, pas de voie [54] », pas de repos pour les textes, du vide désiré, Artaud fabrique du plein, et ce plein est fait de mots. Les « pas de » ne suffisent pas à évider, ils forment un ensemble textuel résolument unitaire, oserions-nous dire, car à force d'utiliser ces « négations terreuses de plus en plus reculées [55] », les éléments ainsi niés perdent leurs particularités lexicales et deviennent une engeance homogène ennemie. Artaud s'enferre sur l'axe odieux de son rejet, et le supprime ainsi d'un seul coup. Au corps à corps qui l'oppose à la légende des mots, il brandit l'arme souveraine intra-muros de la langue : la négation.
Affirmant n'avoir ni père, ni mère, « Ja na pas / a papa-mama [56] », Artaud continue à proférer l'anti-autre sur un ton provocateur. Certes l'on peut mettre au crédit de ce tempérament querelleur, le bref passage que fit Artaud chez les surréalistes. C'est, entre autres, parce qu'il ne supportait plus la dérive politique du mouvement surréaliste qu'il en a été renvoyé. Mais la volonté d'« en finir » avec les concepts bourgeois perdure de manière radicale, en dehors de l'engagement dans une organisation ou un parti. Devenu le révolutionnaire de l'âme, sa révolte se veut totale. Renier n'est pas seulement proférer le refus du pouvoir sociétal et religieux, « je renie le baptême [57] », c'est aussi abjurer la vie dans sa totalité. Ce qui permet à Artaud de se refaire un monde neuf, un monde enfin débarrassé de l'infamie humaine. Se posant comme dictateur universel, il proclame ses lois qui n'en sont pas vraiment. Il ne façonne pas un nouveau monde, il élimine, détail par détail, les rouages d'une machination perpétuelle contre lui.
« c'est-à-dire sans marché noir
sans prostitution,
sans ave,
sans partouzes,
sans calcul,
ni raison,
sans abandon,
avec pleine maîtrise de soi,
sans ricanement
sans frétillement
sans froufroutement
sans serpentement [58] »
Dans cette tentative pour devenir le maître, (« je suis le maître ce qui est la moindre de mes facultés [59] »), Artaud, non content d'avoir comme ennemis tout ce qui n'est pas lui, désire exterminer aussi lui-même. Renier son corps, son verbe, sa sexualité, sa vie même, interfère brusquement dans le sujet-Artaud énonçant son rejet. Touche-à-tout de la langue, Artaud a délibérément émis l'œuvre la plus hétéroclite qui soit. Propageant l'omni-sème, il forge des antagonismes fabuleux, serviteurs de l'Auteur, du créateur absolu. Nous assistons à un va-et-vient entre tout et son contraire, afin que rien n'échappe au dirigeant de l'œuvre. Ainsi une affirmation peut entraîner immédiatement sa négation : « c'est l'intransplantable moi./ Mais pas un moi, / je n'en ai pas. [60] ». Engloutissant l'axe horizontal historique et l'axe vertical des composants du monde, Artaud est l'alpha et l'oméga, (« car c'est la fin qui est le commencement [61] ») détenteur et véritable masticateur de ses sujets. Il est à la fois victime (par les électrochocs, les deux coups de couteaux, par le « flic du Dôme [62] » qui lui a sucé son sperme etc.) et bourreau -décideur.
Les mots d'Artaud, à travers cet effrayant gouffre globalisant, nous entraînent dans une course effrénée pour rattraper le néant. Que ce soit par le rejet ou le rejet du rejet, tout coïncide pour que le Maître qui n'en est logiquement pas un, fasse apparaître le néant, son néant, un néant bien à soi, « et l'être qui peut vouloir être un être/ ne fut jamais que son ennemi néant/ mis par lui toujours en état de perpétuel anéantissement [63] ».


[1] O.C. TXIV* p. 23
[2] O.C.TXIV** p. 148
[3] O.C. TXIV* notes pp. 229 et 230
[4] Marina Yaguello Histoire de Lettres p. 33
[5] O.C. TXIV** p. 35
[6] Ibid. p. 24
[7] Cf. Paule Thévenin et Guy Rosolato in Obliques n° 10-11 p. 46
[8] Le clair Abélard O.C.TI* p. 139
[9] O.C. TXIV** p. 35
[10] TXIV** p. 258 Paule Thévenin nous indique que k est écrit en surchage sur q, preuve du pouvoir blessant de k
[11] O.C. TXI p. 27
[12] O.C. TXIV** p. 151
[13] Ivan Fònagy La vive voix Bibliothèque scientifique Payot p. 90
[14] O.C. TXIV* p. 13
[15] Ibid p137. Risquons le cas-/ka/-k de la Canne de st Patrick . N'oublions pas cette coïncidence : les deniers textes d'Artaud sont parus chez K. Éditions.
[16] O.C. TI* p. 98
[17] O.C. TXIV** p. 16
[18] Ibid. p. 30
[19] Ibid. p. 27
[20] Antonin Artaud et la conquête du corps p. 116
[21] O.C. TXIV** p. 26
[22] Ibid. p. 21
[23] Ibid. Nous soulignons
[24] Ibid. p. 30
[25] Ibid. p. 30
[26] O.C. XIV* pp. 41 à 45
[27] Ibid. p. 45
[28] O.C. TXIV** p. 34
[29] O.C. TXXIII p. 192
[30] Ibid. p. 193
[31] O.C. TXIV** p. 169
[32] Ibid. p. 195
[33] Ibid note 3 p. 292
[34] O.C. TXXIII p. 341
[35] O.C. TI* p95
[36] O.C. TXIV** p. 112 cf. note 3 p. 274
[37] O.C. TXII p. 238
[38] O.C. TXIV** p. 107
[39] O.C. TI* p. 97
[40] Ibid. p. 109
[41] O.C. TXIV** p. 124
[42] Ibid. p. 277
[43] O.C. TXII p. 35
[44] Nous soulignons
[45] O.C. TXIV** p. 105
[46] O.C. TI* p. 113
[47] O.C. TI*p. 100
[48] Ibid.
[49] O.C. TXII p. 115
[50] Le sujet en procès in Artaud, colloque de cerisy
[51] O.C. TXIV** p. 13
[52] Ibid. p. 76
[53] Ibid. p. 76 Artaud souligne
[54] Ibid. p. 77
[55] O.C. TXIV* p. 25
[56] O.C. TXII p. 99
[57] O.C. TXIV** p. 150
[58] Ibid. p. 204
[59] O.C. TXXIV p. 222
[60] O.C. TXIV** p. 76
[61] O.C. TXII p. 84
[62] Ibid. p. 49
[63] O.C. TXIV** p. 24


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TROISIÈME PARTIE - À l'écoute de la poésie d'Artaud

I- Enchaînement Syllabique ou la Confusion des Phonèmes
II - comme syntagme obsessionnel
III - Quels Rythmes ?


Troisième Partie



À L'ÉCOUTE DE LA POÉSIE D'ARTAUD

I- Enchaînement Syllabique ou la Confusion des Phonèmes



Ce que je pense est un enchaînement, son contenu n'est pas un mystère il en a d'autres. Il demande à ne pas être ouvert devant tout le monde pour ne pas tout mélanger sans être prêt. (O.C. TXII p. 255)


En préparation à l'explosion glossolalique, le texte d'Artaud, le texte «compréhensible », sera souvent prétexte à forcer les mots à dire bien souvent autre chose que ce qu'ils sont destinés à dire. Il nous semble impensable de séparer la tentative de franchissement évoquée au début de ce travail, d'avec le processus même de l'écriture. L'écriture-rejet-déchet, petite preuve imparfaite de l'être qui ne lui appartient déjà plus. Le cri ou l'expectoration revendiquée par Artaud, passe par une suprématie manifeste du signifiant à travers le déchet - authentique - restant. Suppôts et suppliciations regorge de périodes, de séquences où l'obsession du son se fait plus entendre que le contenu. Le livre devait débuter par Fragmentations dont le premier fragment est :
« Je ferai du con sans la mère une âme obscure, totale, obtuse et absolue cit79 »

Nous observons une progression des syllabes, l'énumération d'adjectifs suit une logique sonore et rythmique. Notons d'abord que la bilabiale sonore en position assourdie se retrouve dans trois mots sur quatre : obs/obt/abs.

Maintenant si nous considérons le groupement « âme obscure » /amobskyR/, l'enchaînement strictement vocalique est : a-o-u, o-a, o-u (e) a-o-u.

Dès lors, « obtuse » reprend /ob/ et /y/ de « obscur », ainsi que le /t/ de « totale », « absolue » déplace le o de /amobskyR/ après /bs/ en supprimant le m et inclut le /l/ de « totale ».

De manière sonore, le mot « absolue » est préparé, construit par redistribution, grâce à la proximité de syllabes proches. Au-delà de la paronomase qui ne touche que le couple obscure/obtuse, nous nous permettons de penser que le sort réservé sur le plan sémantique au « con sans la mère », sera administré de même façon à la séquence adjectivale le succédant : broiement-concassement du langage pour arriver à « l'absolu ». Artaud mime sa plainte poétique, « je ferai (…) une âme (…) absolue », point de départ-arrivée, stratégie poétique qui met en face du lecteur l'organisation de la re-création du mot « absolue »… et d'un absolu créé par un « je » qui ne s'appartient pas, avec un con qui, en perdant son côté matriciel, se désexualise en fait pour devenir un père-mère qui réincorpore le je-fils.

« j'ai vu le corps de cette ophélie insultée traîner non sur la voie lactée, mais sur la voie de la saleté humaine, maudit, agoni, abominé » cit80

La suite de ces trois adjectifs, outre qu'elle promeut un champ lexical refermé sur le détestable, se détermine cependant par une suite phonétiquement logique. Ici seuls les sons vocaliques mènent la danse, et nous ne pouvons que constater la « glissade » suivante : o-i / a-o-i / a-o-i-é. À chaque mot une syllabe est ajoutée en début ou en fin, l'on assiste à une fixation des « affixes » vocaliques. Incluse dans ce fragment qui propose une divagation mélodique, cette suite en impose un rythme interne cit81.


Dans de telles séquences, on ne sait plus s'il s'agit d'allitération, assonance, paronomase ou un peu les trois figures confondues, mais nous y notons intuitivement une succession de syllabes à sonorités étonnamment proches qui forment un des traits fondamentaux de l'écriture d'après-Rodez. L'impression générale est que le sens doit émaner du son, que la finalité du dire a disparu dans l'assouvissement d'une sonorité exclusive. Tout le problème est de comprendre la portée signifiante d'une telle polyphonie, Julia Kristeva à ce propos dit :


« D'une part, la fréquence augmentée de tel ou tel phonème, ou l'accumulation de phonèmes d'un même groupe, ou le glissement entre phonèmes de groupes voisins, produisent un effet étrange aux habitudes de la langue maternelle et à s'approcher non pas d'un phonétisme universel, englobant toutes les langues mais d'un état pré-phonématique, disons phonétique, qu'on peut constater chez les enfants n'ayant pas encore acquis les sons d'une langue, mais pouvant produire tous les sons (non linguistiques) possibles. D'autre part, chacun de ces phonèmes et porteur de sèmes, de sorte que le morphème ou le lexème auquel ils appartiennent se trouve disloqué, et le phonème ainsi sémantisé tend à constituer une constellation sémantique à laquelle participeraient tous les lexèmes contenant ce phonème. cit82 » Bien qu'elle parle ici du texte mallarméen, comment ne pas faire la relation avec l'engouement sonore d'Artaud. Écoutons plutôt :

« quand je mange, le vide gourmand du fond de la gorge de l'orifice goulu cit83 »

Le mot « gorge » emprisonne /g/ de « gourmand », /oR/ de l' « orifice », et de « mange ». Le mot « gourmand », lui, incorpore le /gu/ de goulu et le /mã/ de mange : enchevêtrement, condensation d'éléments, qui ne laisse passer que la voix dans le texte, en le poème. Certes Artaud n'est pas le seul à mettre en avant de telles exactions phonologiques, mais il n'hésitera pas à abandonner le sens, le sème, le lexème pour le couronnement glossolalique.

Pour l'instant Artaud force son texte à se distordre, et administre ses mots par injection. Ainsi dans « La mastication est passée sur le plan de la simple miction d'une masturbation érotique stupide cit84 » se côtoient les mots « mastication », « miction » et « masturbation », qui, outre le fait qu'ils définissent tous trois une action corporelle, sont des voisins phonologiques. Artaud n'hésite pas à accoler « érotique » à « masturbation », surabondance relevant presque du pléonasme, cependant /eRotik/ reprend le /tik/ de « mastication », et « stupide » conserve le /sty/ de « masturbation » d'où :

les sons de /mastikasiõ/

sont passés du simple (abrégé) /miksiõ/

à /mastyRbasiõ eRotik stypid/, redéploiement vertigineux où les frontières du vouloir-dire et du vouloir-entendre paraissent minces.

Continuons notre parcours à travers Suppôts et Suppliciations. Certaines répartitions des syllabes ou des sons se font plus discrètes, ainsi dans Chanson avons nous :


« le zodiaque inverse du cœur derrière le foie

le masque de bois » cit85


Le /s/ de « inverse » s'étant introduit dans le /ak/ de « zodiaque » pour former « masque », « bois » et « foie » rimant, il y a une contrainte dans la succession des phrases. Si cette contrainte est dissimulée ici, elle sera mise au grand jour ci-après :

« L'oubli de l'attaque est inéluctable

comme l'inefficacité de celle-ci

le mal raffiné cit86 »


Aux occlusives dentales et vélaires (/t/, /k/) entremêlées du premier fragment, se rajoute une série de constrictives (/f/, /s/) au deuxième qui adoucit « l'attaque », alors qu'au troisième ne subsistent que des constrictives nasales et liquides. Les trois fragments eux propulsent la constante /ine/ devenue en quelque sorte un radical phonique récurrent. Se détournant un instant de la parole prêchée, Artaud dispense son texte de faire du sens en misant sur l'axe acoustique. Parallèlement la résurgence du radical /ine/ ne peut faire oublier l'adjectif « inné », Artaud est à la recherche du langage inné, avec lequel il investit ses textes et le son l'emportera toujours sur le sens.

Parfois un mot en entraîne directement un autre pour un écho forcé « nulle autre partouze d'esprit n'explique cit87 » redondance auditive qui sert à enfoncer le clou du sujet, à revenir autour du même pour ouvrir la voie à la voix. Il existe dans les textes d'Artaud des engrenages parfois faciles mais nécessaires « comme une fleur effleure et sur-fleure dans l'intervalle cit88 » à d'autres endroits le vocabulaire se fait plus surprenant, « quand il n'est que ce sale corps, pourri, taré plein de sarcoptes cit89 » où le p de « corps » devient prononçable et le r renvoyé avant, /salkoR:/ devient /saRkopt/. Notons au passage qu'il s'agit de deux octosyllabes dont « sales corps » et « sarcoptes » en sont les clausules. Pour que le langage devienne l'esclave il faut pouvoir le ridiculiser, c'est une des conséquences de cette « paronomanie », de ces rimes internes, traductions (trahisons?) de l'obsessionnel. Il faudra alors se maîtriser pour ne pas devenir ce « bougre culte de cultivé inculte, manifeste de manifesté pourceau.cit90 »

Artaud ne veut pas se laisser envahir par le sens, alors, emporté par la convocation du dire, laisser passer sa voix semble la seule alternative possible. Aussi devons nous rester perplexe face aux enchaînements qui nous paraissent aisés. Artaud ne les manie certes pas avec parcimonie mais il se reprend parfois pour apporter sa logique, « de vieux pets, je veux dire de vieux pêchés cit91 » reprise du son monosyllabique pour compléter , mais ce rajout peut à la fois faire correspondre « pets » et « pêchés », les niveler comme on créerait un mot-valise. Nous pourrions appeler alors ce phénomène une phrase-valise. Toutefois une mise en scène du lapsus n'est pas à exclure vu les nombreuses théâtralisations du texte d'Artaud. À moins qu'il ne s'agisse d'une simple induction causé par le son /pe/. Que peut-on dire de la paronomase « lentement supputées, comme on dit qu'une plaie suppure cit92 » ? Comment ne pas accuser Artaud de tomber dans une facilité quasi-enfantine ? Sinon, supposons un instant qu'il nous indique d'allonger le u. En effet, on dira /sypyte/ alors qu'on prononcera /sypy:R/ allongement causé par la liquide. Devrons-nous prononcer /sypy:te/ « lentement »?

Artaud va associer des mots rien que pour leur ressemblance auditive et va, de surcroît, les exploiter de sorte que leur intégration déploie une forme poétique :


« lequel resurgira bientôt en
collogame,
(monogame),
monôme des revenus mariés en âme cit93 »

Du terme inventé « collogame », l'on véhicule vers l'aparté transitoire « monogame », anticipation forcée par la ressemblance phonique et l'absence officielle de sens du premier terme« monogame cit94 » va s'étendre par une redéfinition de lui même, définition intrinsèquement ordonnée par la voix, /mono/ débutant et /ame/ finissant la phrase. À quoi s'ajoute l'envolée de bilabiales nasales /m/, mytacisme cit95 développé par la double présence du m dans « monogame ». Alors que ce dernier terme semble avoir été écarté du texte par ses parenthèses, son extension ainsi que son origine « collogame » vont, eux, s'investir plus en avant. En effet, les « mariés en âme » vont introduire un paragraphe, et au début du paragraphe suivant ce sera « ensemble mariés tous les collus cit96 »« , ce dernier terme Artaud le souligne aussi, et dérive (ou est une » racine « ) de » collogame « . Enfin dans ce même paragraphe » ensemble mariés tous les collés « , où du » collogame « découle le marié-collé, auquel on ajoutera » âme « , définition non exhaustive mais induite par la manière dont s'est dessinée cette structure. Et c'est ainsi que » chacun des corps du collogame/ aura l'esprit universel cit97.«

Comparons maintenant deux états d'un même texte, celui qui dans la version définitive débute par » la tristesse hideuse du vide ». Les deux fins diffèrent de manière intéressante :

Premier état manuscrit cit98 Deuxième état dicté cit99
« un trou sans mots,

syllabes sans sons »

« un trou sans mots,
syllabe sons,
syllabes sons,
mot sens de
ils balayèrent les sens, avec la haine des sens »


Artaud l'accusateur du sens (« Ceux pour qui certains mots ont un sens [...] sont les pires cochons » cit100) remanie son texte en mimant sa parole. Il balaye les sens d'un état à l'autre. C'est-à-dire que le mot « sens », récurrent trois fois dans la version manuscrite, disparaît dans la version dictée. Artaud-écrivant devenu « ils », fait le ménage de ses sens, qu'il réintroduit dans le son. Dans « syllabe sans sons » (/silabsãsõ/), il y a « sens » /sãs/. Suppression du mot « sens » pour ne garder que le son de « sens », en revendiquant la « syllabe sans sons ». Le son de « sens », du fragment » mot sens de » vient alors combler le « trou sans mot » duquel « sans » est extrait pour venir s'intercaler dans la version dictée entre « syllabes sons » (où existait déjà un autre « trou sans mots »). Spirale aspirante vers la « tristesse hideuse du vide » que cette incarnation du texte, cette mimésis entre l'acte de l'auteur et sa parole.


II -Comme Syntagme Obsessionnel



les Thibétains, les mongols, les Afghans écoutant dieu,

ou que le gouffre infini leur parle,

sondant

l'antre éperdu du nœud par où le cœur inconscient libère sa soif propre de noué géant,

disent avoir entendu du gouffre monter les syllabes de ce vocable :

AR-TAU

(O.C. TXIV** p. 147)


À l'évidence Artaud s'est transformé dans ses derniers textes en metteur en scène et chef d'orchestre en même temps. Qui plus est, il en est le principal acteur qu'on « voit comme à travers des cristaux cit101 »textuels. apparaît dans les premiers écrits d'Antonin Artaud, il surenchérit de présence à partir de Rodez et ce sous de multiples formes. Le nom, l'entité prénom-nom sert le texte par ses syllabes et la récurrence de ses syllabes. « Antonin Artaud » est un « vocable » qui se fait entendre, il complète les combinaisons phonétiques systématiques à l'intérieur du texte, il devient un leitmotiv fort de caractéristiques acoustiques notoires. La répétition de /to/ n'est pas étrangère à cela, syllabe « dure », enfermée dans un premier temps par deux phonèmes nasalisé /ã/ et /n/, le /to/ effectuera sa sortie préparé par /aR/ plus agressif. Au final Antonin Artaud martèle avec le bruit de son nom qu'il va pouvoir transformer à sa guise. Nous renvoyons ici à l'étude qu'a faite Paule Thévenin dans Entendre, voir, lire, cit102 où elle dissèque les différentes apparitions du nom d'Artaud dans ses textes. Cela étant, nous complétons maintenant en abordant les faits d'un autre point de vue.

La réutilisation du terme identitaire revêtant de nombreux aspects, traduit l'embarras que soulève le passage forcé par le nom. Quel est-il, ce nom ? Que représente-t-il par rapport au sujet écrivant ? La question devient des plus essentielle lorsqu'il s'agit d'Artaud. « Les mots que nous employons on me les a passés et je les emploie, mais pas pour me faire comprendre cit103 » or le prénom-nom est le terme par excellence que l'on nous transmet. D'emblée il est déchargé de tout sens, il dénomme mais il ne représente pas, il n'est pas le sujet qui porte son nom. Certes, il en est ainsi pour tous les mots, mais il est le seul que le sujet doit réincorporer pour l'accepter. Aussi le nom d'Artaud se multiplie à l'infini, travesti, déguisé.

Le prénom est loin d'accompagner systématiquement le nom dans les textes d'Artaud, si tel est le cas, le syntagme complet est souvent précédé de « moi » et peut revendiquer ainsi une appartenance identitaire, « moi, Antonin Artaud, petit bourgeois de Marseille, né le 4 septembre 1896 cit104 » ou « moi, Antonin Artaud, pendant neuf ans convaincu officiellement de délire et de folie, je fais maintenant de la magie » cit105. Il existe un Antonin Artaud social, officialisé, reconnu par la loi, le monde entier; un Antonin Artaud biographique. En même temps Antonin Artaud se rebiffe contre ceux qui le nomment, qui l'interpellent et il joue de son prénom-nom avec force, « c'est ainsi qu'Antonin Artaud sent suppurer ses testicules »cit106 il est devenu : l'impulsion glottique durcit le ton, Artaud envoie son nom comme on envoie ses troupes faire la guerre. Antonin Artaud devient alors une arme redoutable, un outil crucial qui sert à son cri, à la promulgation de son cri.

Démis de son prénom /aRto/, du fait de ses deux syllabes, va facilement envahir le corpus textuel. Commençant par une voyelle, Artaud se combinera avec des sons consonantiques, notamment le /d/, /daRto/, « boulotté au milieu d'Artaud, masturbé au milieu d'Artaud cit107 » ou le /k/, /kaRto/ « parce qu'Artaud / ne dort jamais » cit108. Dans les deux cas la dentale ou l'occlusive renforce l'attaque du nom. Artaud a pénétré sa poésie en perdant progressivement toute référence à lui-même, à son état-civil (sauf lorsqu'il le précise).

« Artaud s'orthographiait arto : a.r.t.o.cit109 », c'est à dire qu'il n'y avait que le son d'Artaud, d'ailleurs il n'hésite pas à réécrire en épelant l'orthographe inscrite juste avant, surabondance désespérée pour que la page énonce arto, crie « arto ». Du reste ce ne sera pas la seule fois qu'Artaud sera disloqué, puisque tour à tour il deviendra « AR-TAU cit110 » puis « tarto. T-a-r-t-o »cit111 disséquation organique, démembrement corporel du terme, du syntagme obsessionnel qu'est le nom. Qu'Artaud épelle son nom, qu'il le découpe, qu'il lui change son orthographe, tout cela définit le caractère revendicatif du nom d'Artaud dans son texte. Devenu chirurgien maléfique sur son propre nom, Artaud crée à l'évidence des clones phonatoires où la trituration des éléments graphiques, syllabiques et auditifs d'« Artaud » établira un écho envoûtant.

Et quand d'Artaud il ne reste plus que « toto »cit112
ou bien « Totaud » cit113
il s'agit alors d'une quintessence acoustique. Cette fois-ci l'écho est interne et est l'entité identitaire, un double ego. Totaud, /toto/ réitère le noyau dur /to/ commun au prénom et au nom, loin du « moi, Antonin Artaud » projection de l'altération du moi, de l'alter ego qui ne contient de moi que mon « centre-nœuds ».

Artaud inocule son nom partout dans son texte, jusqu'aux mots qui ne le concernent pas. Ainsi le « bardo » d'Aliénation et magie noire n'est-il pas une redondance phonique d'Artaud? Lorsque l'on examine les glossolalies nous retrouvons le syntagme-artaud, « te archting/te ar tau », « archting » cit114 n'étant qu'une variante d'« Artaud ». Dans le même texte se cache de manière plus pernicieuse le nom du mômo : « bartaelda/bartaeda » cit115 semblent être d'étranges formes d' « Artaud », presque relatinisées. En effet /aReld/ ou /aed/ pourrait se métamorphoser en /o/, avec une graphie « aud », à travers une certaine évolution de la langue, et ceci à l'intérieur d'un langage qu'Artaud considère comme seul « vrai ». Son patronyme va se faire racine de son langage, une fondation inhérente, l'essence même du « vrai langage » qu'il exige. À force d'immixtions, Artaud se réapproprie la provenance du langage afin que le langage ne lui échappe plus. Propulsé dans ses syllabes comme il peut les éructer, Artaud s'inflige le supplice d'extirpation de soi. Dans la série de glossolalie,« ti largar/ori tartura/la tartula/ara tula » cit116 des homophones bien plus discrets sont parsemés : d'« Artaud » il ne reste plus que le groupement /aRt/, lui même décomposé /aRatula/. Nous assistons a une extravasion du nom dont les molécules se répandent à travers les fibres textuelles. Une fois l'ourdissage effectué Artaud tissera son cri.

Puisqu'il s'est ingéré dans jusque dans les glossolalies, Artaud maintenant domine un langage de l'intérieur. Ce langage, il le voudra universel, alors, lui seul jugera ce qui est « inaritescible/artautenible » ou bien « intartenible » terme qu'il transforme en « tarteni forceps » cit117: adjectifs-Artaud que les « forceps » arracheront à la genèse du langage, autrement dit de l'humanité. Artaud se sacre fondateur-exégète, c'est l'« AR-TAU//AN-THRO-PAU » cit 118qui régit un monde sans loi.

III - Quels Rythmes ?


Nous allons aborder le problème du rythme dans Suppôts et Suppliciations, en nous servant principalement de la mesure métrique. En effet, le décompte syllabique, dans le texte d'Artaud, peut nous permettre de déceler des phénomènes bruyants qui viennent se rajouter aux rapprochements des sonorités que nous avons étudiés. Pour l'analyse du texte glossolalique, qui possède son rythme propre nous renvoyons à la quatrième partie qui lui est consacré. Par rythme, nous entendons aussi rythme graphique, et les multiples respirations qu'engendre une disposition du texte soigneusement façonnée.

Paule Thévenin fut la première à parler de l'importance de l'octosyllabe chez Artaud, en prenant comme exemple Le Retour d'Artaud le Mômo cit119. Cet argument a été corroboré par Katell Floc'h, qui nous dit : « cette mesure octosyllabique parsème tous les textes d'Artaud, formant autant de caissons blindés, cuirassés, où ne pénètre plus le chiffre suppliciant de la croix ou de la trinité » cit120 Il existe effectivement de manière flagrante ou dissimulée, un règne de l'octosyllabe dans les derniers textes d'Artaud. Cette contrainte rythmique n'affecte en réalité que les parties écrites en langage « normal », et est exclue assez bizarrement des glossolalies de bien plus courtes longueurs. Renseignement capital, Artaud a besoin d'une mesure pour que sa prose fasse entendre sa voix. De l'anecdotique billot de bois martelé dans la chambre d'Ivry, surgit la frappe initiale et répétée à intervalles réguliers à travers les mots : l'octosyllabe. Quand nous disons octosyllabe, c'est pour l'instant, une mesure notable, discernable par le rejet à la ligne de la phrase ou la partie de la phrase qui va alors se confondre en vers. Pour rappel, le retour d'Artaud le Mômo en est rempli :


« ni le membre coupé d'une âme

(l'âme n'est plus qu'un vieux dicton)

mais l'atterrante suspension

d'un souffle d'aliénation. » cit121


Dans Suppôts et Suppliciations, les octosyllabes apparaissent au milieu du texte, se mêlant à d'autres formes de vers en plus grand nombre :

« non dans la pure volonté,

mais dans l'éclair ou le fouet,

dans la surface inerte en fait,

dans la flagellation du fait, » cit122

Groupées par trois ou quatre, ces séquences scandent en général les autres phrases. Puisque le texte ne répond pas à une prosodie classique, nous pensons que les autres « vers » vont se comporter comme des octosyllabes, c'est-à-dire que l'on peut les lire en tronquant ou en rajoutant des syllabes finales féminines. Cela fonctionne évidemment pour les hexasyllabes, les heptasyllabes, les ennéasyllabes ou les décasyllabes. Globalement, il faut bien avouer qu'il n'y a aucune systématisation concernant les octosyllabes, mais que leur fréquence est accrue.

Pourquoi alors avoir fait le choix de cette mesure ? Notons d'abord que l'octosyllabe est le plus ancien vers français. Serait-ce une des astuces d'Artaud pour se mettre à l'origine de la poésie ? L'octosyllabe est un vers court mais assez long pour contenir plusieurs syntagmes et que la syntaxe, même triturée, puisse y faire son œuvre. De fait, c'est une mesure facile à manipuler à l'intérieur d'une parole. L'exigence d'une scansion régulière et fluide s'impose alors en redécoupant des phrases par le biais d'un mètre normatif. Ce qui paraît pour le moins étrange, c'est la déconcertante innéité du phénomène, le texte, quand de telles immersions ont lieu, exulte sa marque rythmique sans se forcer. Les octosyllabes débarquent parfois progressivement, decrescendo :

cit122

Cet extrait semble s'arrêter sur quatre octosyllabes alors qu'il présentait un rétrécissement métrique, de onze à six syllabes. Le texte agit comme si le passage à huit syllabes devenait obligé, incontournable. Par conséquent, le vers de six syllabes « car cocus ils le sont », s'impose comme une rupture, alors que semblait s'installer une paisible régularité. L'octosyllabe donne un air chantant à ce texte, qui ne présente pas, de prime abord, un intérêt lyrique particulier. Cette pause métrique, vu ses nombreuses interventions, donne à penser qu'elle sert de mètre-étalon, à laquelle s'adjoignent les autres découpes syllabiques, ces dernières devenant des variations constituantes du rythme. D'ailleurs, ces variations de longueurs apparaissent plus éclatantes, du fait qu'elles sont des excroissances ou des ablations d'une mesure-clé. Puisqu'il y a un retour permanent vers ce mètre, un repère rythmique s'installe à force de lecture du texte. Dès qu'apparaîtra une découpe ressemblant à des vers dans Suppôts et Suppliciations, on se calera sur cette mesure.

Il arrive parfois que l'on puisse distinguer une récurrence manifeste d'un mètre, dans un texte qui ne se présente pas sous une forme « versifiée ». Ainsi ce texte de Fragmentations, non segmenté, possède un souffle périodique. Le voici sectionné par nous :

CIT123

Notre coupure arbitraire est motivée par des raisons syntaxiques, c'est-à-dire que nous avons tenu compte de la ponctuation et des groupes accentuels. Par ailleurs les syllabes entre parenthèses, sont celles dont nous pensons qu'elles peuvent être retranchées. Ce qui permet alors aux cinq premiers segments de se conduire comme des octosyllabes. Les antépénultièmes syllabes des trois premiers « vers » sont les mêmes : « -flé », /fle/. Cet écho sonore est accouplé d'un parallélisme rythmique, et « -flé » va donner le ton du texte, puisque nous pouvons répertorier nombre de fricatives /f/ et de sons vocaliques /e/, qui sont un redéploiement de /ev/ de l'anaphore « j'ai vu » . Le rythme semble basé non seulement sur une forme fixe qui dérive, l'octosyllabe, mais aussi sur la répétition de sonorités proches, en des positions bien précises. À partir du quatrième segment, le registre change. L'accentuation de groupe correspondant à « -flé » se déplace vers la dernière syllabe, à cause de l'antéposition de l'épithète « horrifique » devant un nom monosyllabique, « sac », lui-même suivi d'un autre épithète monosyllabique « mou ». En fait, après avoir donné la mesure initiale octosyllabique, tout semble correspondre à une variation autour de cette mesure : étirements progressifs, attentes des accentuations. Par exemple, le sixième segment reprend le même schéma que le premier, avec une expansion en nombre de syllabes et une séparation des sonorités : « le sac gonflé » devient « l'enflure du cœur crevé » . Notons que /e/, insistance vocalique, se situe toujours à l'antépénultième position. Le segment d'après reprend la forme de l'octosyllabe, la prise de souffle n'avait pas été assez préparée et l'on est obligé de revenir sur une respiration brève. Dès lors le rythme devient grandissant et « enfle ». L'anaphore « j'ai vu » a déclenché le déferlement suivant, le huitième segment, qui se caractérise par sa disproportion causée par la syntaxe. La disposition nom/épithète/infinitif/ et le rapprochement des sonorités dentales dans « Ophélie insultée traîner », font piétiner cette phrase. L'alternance « non (...) mais » ralentit encore plus le rythme, en effet « non » entraînant syntaxiquement « mais » dans ce genre de construction, nous assistons à mise en suspension sémantique, il faut attendre pour pouvoir comprendre. Par conséquent, cela ne fait que renforcer la propulsion des trois derniers adjectifs, séparés chacun par une virgule, « maudit, agoni, abominé, » qui deviennent des projectiles du langage que la longue prise de souffle a permis d'expulser.

Les assauts de l'octosyllabe, mesure classique, confondus dans l'amas textuel consolident un rappel permanent, envenimant, hypnotisant, qui force le verrou de la prose. Parallèlement, Artaud manie son verbe de sorte qu'il impose un ou des rythmes. En n'abandonnant pas la ponctuation, lui qui ne supporte aucune loi, aucun carcan, Artaud oblige une lecture, il dirige ses pauses. Les longueurs syllabiques et leurs oscillations entre deux virgules, par exemple, cadencent les phrases de manière insistante :


« Je veux porter mes refoulements dans mon cu, moi, Antonin Artaud, mais toi, être, c'est dans le mien que tu veux les porter. » cit124 Jouant sur les différentes durées, et sur l'accumulation des charges qu'implique la ponctuation, Artaud influe sur le cours de ses phrases. Il fait fonctionner son texte, une fois de plus, comme une pièce musicale. Les « entre-deux-virgules » ressemblent à des mesures qui changent de tempo à chaque barre de mesure, les virgules, ces dernières imposant un silence. Évidemment, on peut nous rétorquer que l'utilisation de la ponctuation comme catalyseur rythmique n'est pas du seul fait d'Artaud, et nous en convenons. Seulement, bien que « le style » lui fasse « horreur », il faut bien avouer que l'excès caractérise le style d'Artaud. C'est en abondance que s'éparpillent les virgules, les points et autres signes qui marquent résolument le tempo :


« La bête qui veut garder, entre ses cuisses impures, les trente deniers à valoir du poète, non sur ses poèmes, pas encore faits et à faire, mais sur cette poche incarnadine saignante, qui, la nuit, bat sans arrêt, et va, dimanche, à la promenade, comme tout bourgeois sur les fortifs; cette poche d'influx sautants, qui, dans la poitrine d'un grand poète, ne bat pas de même qu'ailleurs, car c'est là, justement, que tout bourgeois s'abreuve,- » cit125
Artaud semble ici s'installer dans une phrase dont les multiples halètements découlent d'une prose quelque peu grandiloquente. Toujours est-il qu'il lui arrive parfois d'utiliser la ponctuation à des fins métriques :


« qui est le plus fort,/ qui est le plus vache,/ qui est le plus doux/ et le plus sucré, / qui soutient l'ut dans / do, ré, mi, do ré » cit126 Nous avons segmenté l'extrait précédant, toutes les cinq syllabes, ce qui correspond soit aux virgules, soit à des transitions syntaxiques. Artaud aime à introduire une forme répétitive pour que se propage une mélodie. Notons qu'ici, il réussit sans mal à provoquer l'ironie à travers ce procédé.

Une idée du rythme, telle qu'elle pourrait être défendue par Artaud, serait un désir réel de forcer le barrage de la langue pour que soit interprété musicalement, donc corporellement, le texte. La réalisation théâtrale des écrits de l'après-Rodez passe par la diversité rythmique, diversité qui a pour leitmotiv - ne l'oublions pas- l'octosyllabe. Les nombreuses énumérations que l'on retrouve, engendrent une accélération qui ébranle sauvagement tout repos. Que ce soient des attaques, des accusations ou des simples constats, les alliances de termes jetés, propulsés dans la chair même du texte, suscitent un mouvement prestissimo pressentant la fureur, l'exécration. Par exemple :

être, vie, mort, esprit, néant, sommeil ou liberté,

principe, état, substance, croyance, envie, essence, désir, appétit jalousé

ORGUEIL, LUXURE, INHUMANITÉ,

libido, érotisme, salace, lubricité, salacité, mysticisme, fécalité, religiosité

entité, conscience, existence

cit127


ou bien :

des peaux d'êtres

qui n'auraient jamais dû

curer, cuver, souffler, saper, sipler, sapler, bouffer, frotter, siffler, muffer, kieffer, souper (j'en ai soupé)

de moi

cit128


Le « Maître » martèle et frappe, inflige ses supplices, ses « suppliciations ». Nanti d'un farouche sens rythmique, Artaud se sert aussi de la découpe graphique pour imposer un souffle. En utilisant une forme proche des vers libres, (parfois entremêlés d'ailleurs avec des dispositions plus prosaïques), il intègre des pauses, il manipule ses syntagmes avec une certaine minutie. La découpe intervient pour solliciter un silence pesant :

« Ils trouent,

ils font plus que d'évider des notions, des valeurs, »

cit129

À moins que cela serve à suspendre phoniquement :

« C'est la pensée d'en bas

qui mène »

cit130

Ces dispositifs éparpillés dans l'ensemble de Suppôts et Suppliciations engagent fortement le texte à perpétuer des dissonances et des irrégularités qui, parallèlement à certains retours permanents, forgent une singularité rythmique.

Parfois sont semés des tactiques faciles. Témoin, cette fin decrescendo où une syllabe est ôtée à chaque vers :

cit131

Il semble d'ailleurs que la conséquence graphique serait ici plus compréhensible, que l'incidence auditive, somme toute insignifiante. Toujours est-il qu'Artaud se démène pour faire entendre les« borborygmes faits par une âme » cit132, et que ses rythmes ont l'air basé, sinon sur le rythme biologique, au moins sur celui de la vie, au sens artaudien du terme.

Suppôts et Suppliciations offre dans son ensemble, d'un point de vue macroscopique, une structure rythmique fondée sur trois « mouvements », que sont Fragmentations, Lettres et Interjections. Les trois parties révèlent réellement des différences structurelles entre elles. Une seule de ces parties est foncièrement homogène, il s'agit de celle nommée Lettres, puisqu'elle est une « correspondance vraie » cit133. Fragmentations et Interjections, malgré des dérives apparentes, présentent néanmoins des particularités propres. Fragmentations est la réunion de textes ayant tous un titre, de plus, leur forme est plus condensée (exceptions faite de Fragmentations le texte du même nom et Centre-Nœuds ). Interjections, la plus grande partie, qui constitue le deuxième volume, se distingue par une apparence plus discordante, puisque quasiment aucun texte ne possède un titre cit134. En outre, les textes sont de longueurs variables et ce sont eux qui contiennent le plus de « vers libres ». Nous pensons que chaque partie se différencie et possède une autonomie certaine. Suppôts et Suppliciations fonctionne comme une symphonie dont chaque partie correspondrait à un mouvement qui y développerait un ou plusieurs thèmes. Une symphonie qui aurait une mélodie broyée, démise de tonalité, avec trois mouvements amples dans leur liberté, mais violents dans leur interprétation. cit135

Il conviendrait certainement d'effectuer un travail entièrement consacré au rythme chez Artaud. Car l'ampleur de l'octosyllabe, dans son texte souligne fatalement l'exigence musicale de l'auteur de Ci-Gît. Mais, comme le dit Florence de Méredieu « il faut donc descendre en deçà de ce qu'on nomme musique, car la musique sera l'ensemble des bruits produits par le corps, la terre, les éléments... » cit136Le cri nous parvient par une écriture spasmodique, étranglée, resserrée, intrinsèquement rythmée. Il ne fait guère de doute en effet, que l'ensemble des attributs sonores et graphiques, que nous avons repérés depuis le début de ce travail, sont les actants du rythme Artaudien : une transpiration de l'âme.

©Pascal Raux


79 O.C. TXIV* p. 13
80 Ibid. p. 18 nous soulignons
81 Cf. III-Quels Rythmes ?
82 Julia Kristeva La révolution du langage poétique p. 221
83 O.C. TXIV** p. 43
84 Ibid. p.44
85 Ibid. p. 35
86 Ibid. p. 35
87 Ibid. p. 11 nous soulignons
88 Ibid. p. 79
89 Ibid.. p. 54
90 O.C. TXIV* p. 50
91 TXIV** p. 54
92 TXIV** p. 63
93 Ibid. p. 98 Artaud souligne
94 Maurice Rheims dans le Dictionnaire des mots sauvages donne une définition de collogame p83 : « Néologisme plaisant construit par l'adjonction du suffixe d'origine grecque, -game (gamos, mariage) au mot colle, isolé de la locution populaire vivre à la colle, vivre maritalement ».
95 Terme employé par Fònagy pour désigner l'accumulation des m La vive voix p. 77
96 O.C. TXIV** p. 99
97 Ibid. p. 100
98 Ibid. p.75
99I bid. p. 196
100 O.C. TI* pp. 100-101
101 Le Pèse-Nerfs O.C. TI* p.83
102 Antonin Artaud ce désespéré qui vous parle
103 O.C. TXIV** p. 26
104 Ibid. p. 139
105 Ibid. p. 144 nous soulignons
106 Ibid. p. 143
107 Ibid. p. 121
108 Ibid. p. 130
109 O.C. TXII p. 53
110 O.C. TXIV** p. 138 et p. 147
111 O.C. TXXVI p. 73
112 Cité par Paule Thévenin in Antonin Artaud ce désepéré qui vous parle p. 281
113 O.C. TXIII p. 284
114 O.C. TXIV** p. 36
115 Ibid p. 34
116 Ibid p. 111
117 O.C. TXII p. 174
118 O.C. TXX p. 174
119 Entendre, voir, Lire in Antonin Artaud ce désespéré qui vous parle pp. 232-238
120 Antonin Artaud et la conquête du corps p. 121
121 O.C. TXII p. 17
122 O.C. TXIV** p. 47 Possibilité d'une diérèse sur « marié » ce qui engendrerait un décasyllabe
123 Ibid. p. 99

124 O.C. TXIV* p. 50
125 Ibid. p. 33
126 Ibid. p. 51
127 Ibid. p. 49
128 O.C.TXIV** p. 106
129 Ibid. p. 63
130 Ibid. p. 61
131 O.C. TXIV ** p 118
132 O.C. TVII p.326
133 O.C. TXIV* 10
134 Seuls les quatre premiers textes sont nommés, Interjections, Cogne et foutre, État civil et Chanson
135 Cf. Les couilles de l'ange p. 113 où Florence de Mèredieu rapproche justement Artaud à John Cage
136 Les couilles de l'ange p. 117


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